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TRANSFORMATION NUMÉRIQUE — Comment planifier demain en opérant aujourd’hui ? C’est tout le défi du virage numérique que doivent prendre les entreprises, souligne un sondage exclusif Les Affaires-Léger. Dans ce numéro spécial, découvrez les meilleurs experts ainsi que des entreprises à la fine pointe pour vous outiller dans votre transformation.
Le virage informatique est généralement assez bien amorcé dans les entreprises québécoises de 50 employés ou plus, mais pour ce qui est de la véritable transformation numérique, il faudra repasser. C’est du moins ce que révèle un important sondage réalisé par Les Affaires, en collaboration avec la firme Léger. Dans ce portrait de la maturité numérique des entreprises, on découvre que le virage prend pour le moment surtout la forme de mesures ad hoc visant à améliorer la productivité, plutôt qu’à réellement améliorer l’expérience client. Une stratégie à revoir, alertent les experts, car dans bien des cas, il en va de la survie même de l’entreprise.
«En général, les gestionnaires québécois sont très confiants en ce qui concerne le degré d’adoption du numérique au sein de leur entreprise. Il y en a même un quart (26 %) qui se disent à l’avant-garde dans leur secteur. C’est surprenant», commente Sébastien Poitras, vice-président aux affaires publiques et communications chez Léger. Surtout que ce chiffre monte même à 40 % pour les entreprises de 250 employés et plus !
En effet, alors qu’on nous rebat les oreilles depuis près de deux décennies du retard du Québec inc. par rapport au commerce électronique, en particulier, et à la transformation numérique en général, les données de ce sondage suggèrent que les entreprises québécoises s’estiment déjà bien avancées dans ce virage, et qu’elles sont optimistes quant à son impact sur leurs affaires courantes.
Un optimisme qui se traduit par un investissement renouvelé, et de façon plus importante encore cette année. En 2019, 31 % des répondants prévoient investir autant dans les technologies numériques que les années précédentes et 54 % prévoient investir encore davantage.
L’expérience client, essentielle à la réussite
Les entreprises font cet investissement trop souvent sans stratégie ou sans vision claire de ce que signifie une véritable transformation numérique, constate Christian Dussart, professeur honoraire à HEC Montréal et spécialiste de la question. Près de la moitié des répondants (49 %) n’ont fait que des démarches timides de transformation, voire aucune. «Sans surprise, il y a beaucoup de résistance au changement», commente-t-il.
Cette résistance s’exprime aussi dans la nature des investissements faits par celles qui s’engagent dans le numérique. Hausser la productivité et réduire les coûts ne sont pas des mesures qui mènent à la transformation numérique comme on l’entend quand on pense à Uber, Amazon, ou même des géants industriels comme la société danoise Maersk. Cette dernière illustre un virage numérique réussi, ce qui lui a permis de créer une expérience client là où il n’y en avait pas vraiment, pour des conteneurs industriels : sur les médias sociaux.
«Qui aurait cru qu’on pourrait créer un engagement significatif envers des conteneurs sur Instagram ?», illustre le professeur Dussart, insistant sur l’importance de l’expérience client dans un tel virage, trop souvent négligé par les entreprises. Ce geste permet aujourd’hui à Maersk de rejoindre un auditoire de jeunes rivés à leur mobile, qui prennent ainsi connaissance de l’existence de sa marque, et qui penseront à elle si un jour ils ont à faire affaire avec un transporteur de sa trempe.
«La transformation numérique sans expérience client, ce n’est pas une transformation numérique» , renforce M. Dussart. Or, seules 17 % des entreprises sondées recherchent l’amélioration de l’expérience client comme bénéfice. «Beaucoup de gens pensent qu’il suffit de créer une application mobile et que le tour est joué. Ce n’est pas si simple !»
Ultimement, conclut M. Dussart, une transformation numérique réussie peut mener à chambouler complètement le modèle d’affaires d’une entreprise ou d’une industrie. Ou alors, elle doit complètement changer les façons de faire à l’interne afin de la mener à s’adapter aux changements des comportements des consommateurs. «Elle peut pousser vers le bas sur les coûts, mais elle doit aussi pousser vers le haut, sur l’amélioration de l’expérience client. Ça peut être évolutif, mais ça prend une stratégie claire.» Seulement 19 % des répondants se disent dans une telle situation.
Une agilité payante
Vêtements Peerless est un bel exemple de stratégie évolutive réussie. Comme tout le secteur du vêtement, les transformations, l’entreprise montréalaise fondée en 1919 en a eu plus que sa juste part au fil des ans. Sa stratégie numérique amorcée il y a quelques années déjà lui permet de dicter désormais le ton de sa transformation, plutôt que de se la faire imposer.
«On le voit comme une amélioration continue, étant donné qu’on investit un peu plus chaque année. Si on n’avait pas pris ce virage, on ne serait plus là aujourd’hui. Ça nous a donné une agilité qu’on n’avait pas avant», explique Pierre Boucher, vice-président, Systèmes et opérations pour ce fabricant de la rue Pie-IX, à Montréal.
Traditionnellement, Peerless créait ses produits à Montréal, puis les livrait à de grands détaillants. En numérisant la gestion de sa chaîne d’approvisionnement, elle a pu conserver cette production locale et lui ajouter des produits d’importation qui représentent aujourd’hui plus de 95 % de son catalogue. L’agilité dont parle M. Boucher et qui pourrait inspirer nombre d’autres entreprises québécoises, si on se fie à notre sondage, permet à Peerless d’absorber sans broncher les changements provoqués par l’essor du magasinage en ligne, contrairement à bien des concurrents.
«La tendance dans le détail est d’abandonner les entrepôts en confiant la livraison aux fournisseurs, poursuit-il. Ça ajoute de la complexité, mais on livre désormais directement à l’acheteur.» Et ça n’empêche pas Peerless de mettre en marché au-delà d’un million de nouveaux articles mode chaque saison…
C’est le pourcentage d’entreprises qui ont établi un plan d’action de transformation numérique pour les années à venir.
C’est le pourcentage de répondants qui disent avoir entrepris des démarches en intelligence artificielle.
Trouver sa valeur ajoutée
On voit bien les avantages d’une bonne stratégie numérique. Pour aider, il existe des outils facilement accessibles. Un de ces outils, publié l’an dernier par le Centre francophone d’information des organisations (Cefrio), regroupe sept éléments-clés. Plusieurs entreprises interrogées dans notre sondage disent d’ailleurs s’y conformer.
Le premier de ces éléments concerne la haute direction, qui doit réfléchir à ce qu’elle souhaite accomplir en se transformant. «Pour que ça fonctionne, il faut vraiment que la direction détermine où elle souhaite se rendre dans trois à cinq ans, et qu’elle mobilise tout son monde en ce sens», explique Geneviève Lefebvre, chargée de projets au Cefrio qui a aidé de nombreuses entreprises de divers secteurs d’affaires, des mines à l’aéronautique, à amorcer une telle transformation.
La création d’une infolettre, la mise en nuage des outils de messagerie ou l’utilisation d’un logiciel de gestion des ressources sont loin de cette vision. Et si, dans certains secteurs d’activités, ça semble suffisant, ailleurs, c’est déjà dépassé. «Dans le secteur de la mode et du textile, on est à un stade bien plus avancé d’adoption du numérique», fait valoir Mme Lefebvre.
À une époque où les technologies éliminent les intermédiaires de la chaîne commerciale traditionnelle pour relier directement le producteur et le consommateur, les entreprises qui souhaitent survivre et croître doivent agir rapidement, avertit la spécialiste. «Dans trois ans, il sera peut-être trop tard. Il faut que les entreprises trouvent leur valeur ajoutée immédiatement, sinon elles risquent de devenir une simple commodité qui sera facilement interchangeable», dit-elle.
Un problème de moyens
Naturellement, pour accélérer sa transformation numérique, ça prend les bons outils et les bonnes personnes, notamment des experts. Dans cette ère de main-d’oeuvre raréfiée, c’est le principal obstacle rencontré par les entreprises sondées. Ça l’est encore plus pour celles qui sont à l’extérieur des grands centres.
Environ 48 % des répondants jugent les coûts d’une transformation trop élevés. L’accès aux technologies de base, comme une connexion Internet fiable et rapide, est une autre barrière soulevée par des répondants à notre sondage. Comment, en effet, profiter des avancées en infonuagique si on n’a pas la possibilité d’y téléverser ses données en temps réel ? Les gouvernements ont bien compris cette situation. Depuis quelques années, chaque nouveau budget, au provincial comme au fédéral, promet une enveloppe destinée à la bonification de l’accès à Internet en région.
Quand on n’a pas les ressources humaines, financières ou technologiques en place pour bien comprendre l’importance d’une transformation numérique pour son entreprise, il peut être plus difficile d’appréhender toute sa pertinence.
«Plusieurs dirigeants ont un blocage par rapport aux effets transformateurs du numérique, car c’est trop gros ou ça peut sembler inaccessible», constate Raju Vegesna, évangéliste pour le fournisseur de services infonuagiques Zoho. En tournée pancanadienne pour rencontrer ses clients, M. Vegesna se bute à bien des gens d’affaires qui ne savent pas par quel bout commencer, pour justifier l’importance du numérique à leurs patrons. Pourtant, 93 % des entreprises ayant entamé des démarches de transformation numériques jugent les retombées positives (70 %) ou très positives (23 %).
Numériser des processus d’affaires aussi banals que la gestion d’inventaire ou les communications entre employés, c’est s’ouvrir à de futurs outils qui auront un effet multiplicateur sur l’efficacité de l’entreprise, assure le porte-parole de Zoho. «C’est certain qu’il y a des gains de productivité à aller chercher, dit-il. C’est l’intelligence artificielle qui facilite tout ça. On peut générer des rapports détaillés sur-le-champ en une seule question. On peut pousser l’analytique afin d’anticiper les besoins de notre clientèle. On peut même croiser certaines données qui semblent avoir peu à voir entre elles pour aider à réduire la fraude, si on vend sur Internet.»
Vers un monde postnumérique
Alors, comparativement au reste du monde, où se situe le Québec dans ce virage numérique qui nous mènera, à terme, à l’industrie 4.0 ? «On n’est pas différents d’autres endroits dans le monde, assure M. Dussart. Il y a de la résistance partout, mais cette transformation devrait être une priorité stratégique au sommet de la liste.»
Pour accélérer cette transformation, les entreprises auraient intérêt à partager davantage leur expertise et leurs données, ajoute Mme Lefebvre. C’est un constat que fait également la firme Accenture, qui a fait son propre sondage à ce sujet auprès de 6 600 dirigeants d’entreprises partout dans le monde. Car quand cette transformation numérique aura atteint un point critique, quand assez d’entreprises l’auront terminée avec succès, on passera dès lors dans un monde postnumérique.
«Aujourd’hui, le numérique est un différentiateur. Dans le monde « postnumérique », le terrain de jeu numérique va s’égaliser. Les entreprises seront à la recherche du prochain avantage concurrentiel», prédit Marc Carrel-Billiard, directeur général principal d’Accenture. Naturellement, les premières arrivées jouiront d’un avantage indéniable. D’où l’importance pour les entreprises d’ici de développer leur stratégie numérique, mais aussi de voir au-delà de cette transformation. En d’autres mots, il faudra passer en mode attaque.