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La formule gagnante des maisons intergénérationelles

Claudine Hébert|Édition de la mi‑mars 2022

La formule gagnante des maisons intergénérationelles

(Photo: 123RF)

L’ARGENT ET LES GENS. Hausse fulgurante du prix des maisons, crise du logement, peur de l’isolement créé par la pandémie… tous ces facteurs et bien d’autres incitent de plus en plus de familles à considérer l’achat d’une maison intergénérationnelle.

Combien de parents et d’enfants adultes partagent, ces jours-ci, la même adresse au Québec, dans un logement distinct avec cuisine, chambre à coucher et salle de bain ? «Difficile d’établir un chiffre précis», signale d’emblée Sébastien Lord, professeur agrégé à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal.

Très peu de statistiques font état du nombre de foyers privilégiant ce mode de vie, maintient cet expert qui, depuis une douzaine d’années, analyse l’effet du vieillissement de la population sur l’aménagement du territoire. Il occupe d’ailleurs le poste de directeur de l’Observatoire Ivanhoé Cambridge sur le développement urbain et immobilier.

«Toutefois, on estime qu’au moins 10 % de la population adulte envisagerait cette formule si elle bénéficiait d’incitatifs pour passer à l’action», poursuit le professeur. Un constat qui s’appuie sur deux sondages que l’universitaire a menés, à 20 ans d’intervalle, à Québec et à Montréal. «Dans les deux cas, entre 10 % et 15 % des quelque centaines de répondants étaient favorables à ce concept», fait-il valoir.

 

Des économies substantielles

Cette donnée réjouit Emmanuel Cosgrove, directeur général d’Écohabitation, un organisme montréalais sans but lucratif, ardent défenseur de l’habitation durable. «Il faut savoir, poursuit ce gestionnaire, que le concept de la maison intergénérationnelle présente non seulement des vertus durables, mais il procure aussi de multiples avantages à ceux qui l’adoptent.»

À commencer sur le plan financier, insiste-t-il. «Nous estimons que deux ménages partageant une maison intergénérationnelle épargnent l’équivalent d’une facture de chauffage d’un appartement cinq et demi, soit plus de 1500 $ par année. Un montant auquel s’ajoute le partage d’une seule facture de câblodistribution et d’Internet et d’un seul compte de taxes municipales et scolaires pour l’ensemble des deux ménages qui occupent la résidence.»

Laurent Clément reconnaît que ces économies substantielles l’ont fortement encouragé, lui et son épouse Lynne, à accepter d’emménager, en juin dernier, chez leur fille qui habite à L’Ange-Gardien, près de Gatineau. «Notre coût de loyer nous revient à 15 % moins cher que ce que coûtait la totalité de nos factures annuelles, incluant les frais d’entretien, à titre de propriétaire à Papineauville», avoue le quinquagénaire qui se plaît dans son nouveau logis aménagé au-dessus du garage.

Cette entente familiale n’est pas sans faire le bonheur de sa fille et de son gendre, devenus propriétaires de la maison en janvier 2021. «Notre contribution, indique Laurent, les aide à rembourser leur hypothèque.»

Mère de trois enfants de 17, 13 et 8 ans, Jennifer Bourgeois avoue, quant à elle, avoir épargné plus de 10 000 $ en frais de garde, et tout autant en frais de chauffage, depuis que ses parents Hélène et André ont décidé d’emménager dans son sous-sol, à Boisbriand, il y a près de quatre ans.

De leur côté, les deux septuagénaires soutiennent que cette formule leur per-met d’avoir un niveau de vie très acceptable et qu’ils peuvent surtout continuer de voyager deux fois par années. «Un luxe qu’on ne pourrait plus s’offrir si on retournait en logement régulier», constate Hélène.

 

Une blague devenue réalité

Les avantages financiers de la maison intergénérationnelle ont également profité à Éric Charlebois et à sa conjointe Sonia. Grâce à cette formule, le couple, parent de trois enfants, a pu acheter, en 2007, la maison de ses rêves à Saint-Germain-de-Grantham, tout près de Drummondville. «Dire que tout a commencé par une simple blague», confie le jeune quinquagénaire devenu propriétaire d’une maison «trigénérationnelle».

Le couple venait de visiter une maison modèle dont l’hypothèque était trop élevée pour son budget. «Et si on transformait le haut du garage en appartement pour y accueillir tes parents ?»a suggéré ma conjointe en riant, raconte Éric. Sur le coup, dit-il, ses parents, qui vivaient à trois heures de route, ont refusé. Mais ceux de Sonia ont trouvé l’idée excellente. «Et parce que mes beaux-parents ont accepté de venir vivre avec nous, mes parents ont décidé, eux aussi, d’embarquer», poursuit l’ingénieur qui prévoit rembourser son hypothèque d’ici cinq ans.

 

Un retour en douce

De l’avis d’Emmanuel Cosgrove, la maison intergénérationnelle effectue un retour en douce sur le territoire québécois. «Après avoir été reléguée aux oubliettes pendant plus de 50 ans, la formule redevient une des solutions pour celles et ceux en quête d’un logement abordable», explique-t-il.

Depuis cinq ans, Écohabitation collabore justement avec plus d’une cinquantaine de villes et de municipalités dans toute la province afin qu’elles assouplissent leurs règlements municipaux à l’égard de la maison intergénérationnelle. «À Vancouver, à Toronto et à Ottawa, des conseillers municipaux en font déjà l’éloge. On souhaite que la majorité des municipalités du Québec adhère et encourage cette formule gagnante», avance-t-il.

Le gestionnaire de l’OSBL cite d’ailleurs en exemple le cas de Repentigny, qui a récemment modifié ses règlements en 2020 pour permettre le logement intergénérationnel. «Mais avant d’agir, la ville avait très mal paru lors d’un reportage diffusé à l’émission La Facture de Radio-Canada en 2017», dit-il.

Le topo relatait l’histoire d’une mère, sa fille et du conjoint de cette dernière qui avaient acheté, en 2014, une maison dite «intergénérationnelle» au coût de 337 000 $. Quinze mois plus tard, la famille apprenait que la maison était «illégale». Non seulement le logement du sous-sol avait été aménagé sans permis par l’ancien propriétaire, la Ville interdisait la présence de tout appartement de plainpied, peu importe l’étage, dans cette zone résidentielle. Faute d’assouplissement, la famille avait dû réinvestir plus de 130 000 $ pour rendre l’espace, occupé par la mère, conforme aux règlements d’un logement d’appoint.

 

Valider avant de procéder

«Même si le mot « intergénération » apparaît dans la description d’une maison à vendre, rien ne garantit un tel statut selon les registres de la municipalité», avertit Kevin Houle, président de l’Association professionnelle des notaires du Québec.

«Avant de modifier en ce sens ou d’acheter ce type d’immeuble, les familles ont tout intérêt à valider, deux fois plutôt qu’une, les règlements municipaux de leur ville qui traitent des maisons intergénérationnelles», recommande ce notaire.

D’ailleurs, pour s’assurer du lien de parenté des personnes vivant dans une maison intergénérationnelle, les villes qui permettent cette formule vont généralement exiger, tous les ans, une lettre signée par les propriétaires et les membres de la famille qui occupent le logement.

Pourquoi toute cette paperasse? Pourquoi les villes sont-elles si frileuses par rapport à cette formule? «Parce que cela modifie la nature de leurs quartiers résidentiels», répond Sébastien Lord.

«Plusieurs administrations municipales estiment que le logement intergénérationnel ne sera pas éternellement occupé par les parents ou encore les enfants d’une même famille. Elles soutiennent que ces logements aménagés au coût de 50 000 $, 100 000 $, voire sans doute plus, finiront par accueillir des occupants étrangers pour permettre aux propriétaires de récupérer leurs investissements. Ce qui pourrait perturber et nuire à la tranquillité des autres citoyens du quartier», explique cet expert en urbanisme.

Que ces craintes soient fondées ou non, les villes et municipalités n’auront sans doute pas le choix de revoir leur modèle, avise le professeur. «Densifier les banlieues, notamment celles situées près des universités, des cégeps et de grands employeurs fera éventuellement partie de la solution pour minimiser l’actuelle crise du logement», soutient-il.

 

Clarifier les ententes

En attendant, le notaire Kevin Houle suggère fortement aux occupants de la maison intergénérationnelle de protéger légalement leur contribution respective.

Qu’il s’agisse d’une mise de fonds, d’une participation à l’hypothèque ou d’un versement de loyer, la signature d’une convention d’indivision entre les parties est fortement recommandée, dit-il. Qui a droit de premier refus au cas où les parents et enfants décident de vendre leur part ? Qui est responsable des réparations? Comment partager l’argent investi? Qui habite où, et quelle partie de la maison ? Quels sont les usages communs, les usages exclusifs? «Ce document doit être clair et précis sur l’ensemble des points qu’implique une telle demeure. Surtout en cas de décès des parents ou des enfants», explique le notaire.

Enfin, même si tout est clarifié sur papier, ce modèle de partage résidentiel ne pourra jamais fonctionner sans une franche communication, de l’entraide et un respect indéfectible entre les occupants, soutiennent les familles interviewées pour ce reportage. Des valeurs, disent-elles, qui n’ont pas de prix.