L'or noir a bien mauvaise presse. En plus de la contribution de l'industrie pétrolière au réchauffement climatique, ...
L’or noir a bien mauvaise presse. En plus de la contribution de l’industrie pétrolière au réchauffement climatique, l’effondrement des prix plombe le secteur à la Bourse en plus de dévaster l’économie des régions productrices. Bien avant la crise, certaines pétrolières avaient déjà décidé de se préparer à un avenir où le pétrole ne serait pas leur unique source de revenus.
La plus grande priorité qu’accordent les gouvernements aux changements climatiques force les pétrolières à s’adapter, constate Yvan Cliche, fellow au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM). « Elles se préparent à un scénario de transition énergétique rapide, et elles subissent de la pression des investisseurs et des régulateurs. »
Outre la diversification, les énergies vertes ont aussi l’avantage de procurer une stabilité de revenu, ajoute l’expert qui a aussi été conseillé spécial auprès du Conseil mondial de l’énergie. Les prix sont souvent déterminés par des contrats d’approvisionnement à long terme.
Il n’y a pas de certitude quant à une baisse de la consommation de pétrole à long terme, mais une forte croissance semble à tout le moins improbable. L’Agence internationale de l’énergie (AIE), la référence en matière de prévision pour le secteur, a établi deux scénarios pour la consommation de pétrole en 2040.
Le premier prévoit une faible croissance qui portera la demande mondiale de 100 millions de barils par jour (Mb/j) en 2019 à 106 Mb/j en 2040. Le second anticipe plutôt une chute brutale du tiers de la demande à 66 Mb/j en raison des interventions musclées des gouvernements pour accélérer l’électrification des transports.
Même si elles subissent de la pression de toute part, les pétrolières ne vont pas renoncer, pour autant, à produire du pétrole ou du gaz naturel. « Le monde a besoin de pétrole et de gaz et cela ne changera pas du jour au lendemain, a affirmé le PDG de Shell, lors de la conférence annuelle Oil & Money, à Londres, en octobre dernier. C’est pourquoi Shell continuera d’investir dans le pétrole et le gaz, même si nous nous efforçons d’accélérer les progrès vers un avenir à faibles émissions de carbone. »
Les pétrolières investissent encore « fort peu » dans les énergies renouvelables, souligne Yvan Cliche. Environ 1 % de leurs dépenses en capital sont destinées à des projets hors du secteur pétrolier et gazier, en incluant les acquisitions. « Néanmoins, les pétrolières font des incursions qui, en raison de l’ampleur de leurs ressources, sont toujours des investissements d’envergure, donc significatifs pour le secteur des énergies renouvelables, mais de petite envergure en fonction du gigantisme de leurs ressources », précise-t-il.
Les européennes très actives
Les pétrolières européennes sont plus actives dans les énergies vertes, car elles subissent plus de pressions réglementaires et politiques que leurs paires aux États-Unis, surtout depuis l’élection de Donald Trump, un président ouvertement en faveur de l’industrie pétrolière.
La britannique BP, par exemple, a l’ambition de devenir carboneutre d’ici 2050 et «d’aider le monde à le devenir», selon son rapport de développement durable 2019. La néerlandaise Shell, pour sa part, veut réduire l’empreinte carbone de ses sources d’énergie de 20 % d’ici 2035, puis de 50 % en 2050. Quant à la française Total, elle veut devenir LA pétrolière de l’énergie renouvelable en 2035 en misant sur le gaz naturel, l’électricité à faible émission de carbone et la neutralité carbone.
Les américaines Chevron et ExxonMobil s’intéressent aussi aux énergies renouvelables, mais dans une moindre mesure. Certes, Chevron fait de la R-D, mais ses investissements sont relativement faibles, sans objectif précis pour une transition vers des technologies plus propres, souligne le site spécialisé NS Energy.
C’est sensiblement le même portrait à ExxonMobil. Même si elle consomme plus d’énergie verte pour réduire ses propres émissions, la société n’a pas à proprement dit de stratégie pour produire et vendre de l’énergie éolienne comparativement aux grandes pétrolières européennes, selon un article de l’Energy Strategy Review, publié en 2019 par Elsevier, l’un des plus importants éditeurs de littérature scientifique du monde.
Le choc économique amené par la COVID-19 pourrait-il forcer les pétrolières à revoir leurs ambitions vertes ? La question se pose, alors que BP a récemment annoncé qu’elle réduira de 25 % ses dépenses en capital en 2020, tout comme Shell (-20 %), Total (-20 %), Chevron (-20 %) et Exxon Mobil (-30 %).
Peter Fox-Penner, directeur de l’Institute for Sustainable Energy, estime que l’ensemble des investissements dans les énergies renouvelables pourrait reculer à court terme, mais qu’il devrait rebondir à long terme. «Je m’attends à une contraction importante à court terme suivie d’une période de rattrapage au cours des prochaines années qui nous ramènera à la même situation à long terme, peut-être même meilleure», écrit-il dans The Conversation , un média qui publie des analyses provenant de la communauté universitaire.
Malgré la baisse de ses revenus, Shell devrait poursuivre ses investissements dans les énergies vertes, estime l’analyste Jia Man Neoh de CFRA. «Shell veut se positionner comme le leader de l’industrie pétrolière et gazière, mais en même temps, elle cherchera des occasions dans l’énergie à faible émission de carbone, alors que le paysage énergétique mondial continue de se transformer», écrit-il dans une note.
Peu d’effet sur la Bourse
Pour le moment, les investisseurs ne récompensent pas les pétrolières qui investissent dans les énergies renouvelables, constate Benoît Gervais, gestionnaire de portefeuille et chef d’équipe des ressources à Placements Mackenzie. Depuis cinq ans, Shell affiche un rendement total (incluant le dividende) de -30 %, tandis que ceux de BP et de Total sont respectivement de -27 % et de -19 %. Or, Chevron, peu active dans les énergies vertes, a réalisé un rendement de 2 %. Par contre, ExxonMobil a enregistré un rendement de -40 %.
Au demeurant, dans une perspective d’allocation du capital, Benoît Gervais se questionne à savoir si les pétrolières – dont les activités et les produits émettent du CO2 – sont les mieux placées pour réduire les émissions mondiales de GES. «Par exemple, si BP, Shell et Total veulent investir 2 milliards de dollars dans les énergies vertes, mieux vaudrait peut-être verser cette somme en dividende aux investisseurs afin qu’ils investissent dans des producteurs comme Brookfield Renewable Partners, qui ont réellement la capacité de réduire les GES», dit-il.
Reste à voir, toutefois, si les pétrolières voudront adopter cette approche, car la décarbonisation de l’économie vise, à terme, à remplacer les carburants fossiles par des sources d’énergies moins polluantes. C’est là tout le dilemme auquel sont confrontées les pétrolières qui doivent tenir compte de la demande à court terme et à long terme dans leur planification stratégique, insiste Lillian Starke, analyste chez Morgan Stanley. «Les entreprises intégrées sont confrontées au défi de maintenir la valeur de leurs activités pétrolières et gazières en même temps qu’elles se préparent à un avenir décarboné, qui nécessitera la mise en place de nouvelles entreprises énergétiques.»