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Les pétrolières sont-elles encore un placement viable?

Dominique Beauchamp|Édition de la mi‑juin 2021

Les pétrolières sont-elles encore un placement viable?

(Photo: 123RF)

MANCHETTE. Alors que les dirigeants de 40 pays relevaient leurs objectifs pour réduire les émissions gaz à effet de serre dans le cadre du sommet sur le climat, en avril dernier, on peut se demander quel attrait peuvent bien encore offrir les pétrolières polluantes face à une menace existentielle à leurs activités. Les Affaires Plus a posé la question à cinq financiers.

Malgré la diversité d’opinions, un plus large consensus se dégage auprès des gestionnaires et des analystes consultés. Les risques climatiques sont une épée de Damoclès pour le secteur, mais, pendant la lente transition énergétique, les pétrolières qui gèrent bien leur capital procureront encore de bons rendements financiers à leurs actionnaires, selon eux. Malgré la remontée de 58 % du secteur à la Bourse depuis un an, ces rendements sont possibles parce que les cours des pétrolières sont encore bon marché en fonction des importants flux de trésorerie que dégage leur production.

La récente remontée boursière du secteur et du cours du pétrole n’est pas un faux départ, estime Jean-René Ouellet, qui s’attend à une période économique faste après la pandémie. Comme ses collègues, l’analyste principal de Valeurs mobilières Desjardins aborde le secteur avec le principe qu’il vaut mieux «dialoguer»avec les pétrolières en tant qu’actionnaire pour qu’elles accélèrent leur transition verte que d’abandonner le secteur.

 

«Suncor est notre seul placement. On sera sortis du secteur pétrolier dans un avenir rapproché», Steve Bélisle, gestionnaire de portefeuille, Gestion de placements Manuvie.

Le scénario dominant repose sur l’hypothèse que la consommation mondiale de carburant continuera de croître de 1,5 % à 2 % par année pendant une décennie et baissera par la suite du même ordre, ajoute Benoît Gervais, gestionnaire de portefeuille chez Placements Mackenzie. À plus long terme, «il faut reconnaître bien honnêtement que les pays émergents énergivores ne peuvent pas fonctionner au quotidien sans combustible fossile et que les trois quarts de la demande de carburant proviennent d’industries telles que la pétrochimie, les textiles, les plastiques et le fret, qui n’ont pas de solution de rechange viable pour encore un bon moment», fait valoir Alex Letko, de Letko Brosseau. Le gestionnaire de Montréal croit aussi que le choc économique de la pandémie se fera sentir davantage sur l’offre que sur la consommation de carburant. En un mot, la production baissera plus vite que la demande parce que la plupart des producteurs modèrent ou réduisent leurs investissements dans le forage de nouveaux puits tandis que certains, dont BP et Royal Dutch Shell, réorientent leurs capitaux hors de l’énergie fossile.

Puisque les efforts climatiques accroissent les risques, les producteurs séduisent le milieu financier en promettant de réduire leurs dépenses et de retourner du capital sous forme de bons dividendes et de rachats d’actions. «Les gros investisseurs réclament cette compensation», évoque Alex Letko. Pour frapper l’imagination, Eric Nuttall, de Ninepoint Partners, calcule même que les producteurs canadiens Suncor et Canadian Natural Resources pourraient rembourser leurs dettes et racheter toutes leurs actions en cinq ans à l’aide des flux de trésorerie excédentaires de leur production, au cours de 65 $US le baril West Texas. Les pétrolières ne regagneront pas leur valorisation antérieure puisque les investisseurs quittent l’industrie pour de bon. «Cependant, nous entrevoyons une appréciation annuelle moyenne de 25 % de nos placements énergétiques d’ici 2024, en fonction de leur valorisation actuelle», précise Alex Letko.

 

«Je pense que les pétrolières se réinventeront. Dans l’intervalle, elles paieront grassement leurs actionnaires avec de gros dividendes», Benoît Gervais, gestionnaire de portefeuille, Placements Mackenzie.

L’approche diversifiée est privilégiée Letko Brosseau, qui a ajouté à ses placements pétroliers à l’automne 2020, adopte une approche diversifiée. En portefeuille, les supermajors, ces grandes pétrolières intégrées internationales telles que TotalEnergies (TOT, 46,69 $US) et Royal Dutch Shell (RDS.A, 38,61$US) côtoient les plus grands producteurs canadiens de sables bitumineux, comme Suncor (SU, 28,27 $) et Canadian Natural Resources (CNQ, 42,64 $).

De la même façon, les portefeuilles de Leko Brosseau détiennent les importants producteurs canadiens de gaz et de pétrole Tourmaline Oil (TOU, 29,96 $), Arc Resources (ARX, 9,40 $) et ainsi que les plus petits explorateurs et producteurs albertains de pétrole tel que Birchcliff Energy (BIR, 3,56 $), et de gaz naturel, comme Peyto Exploration & Development (PEY, 21,15 $).

Benoît Gervais, de Placements Mackenzie, fait le pari que l’industrie profitera de la réaccélération de la demande pour le pétrole en même temps qu’elle améliorera son empreinte environnementale à plus ou moins long terme. «Les cours des producteurs d’énergie verte reflètent déjà la demande accrue pour l’électricité propre, dit-il, alors que les cours des pétrolières n’accordent aucune valeur à la réduction de leurs émissions de carbone.»Aux cours actuels, les pétrolières escomptent une flambée du prix pour le carbone qui mettrait en danger les juteux dividendes. Le spécialiste croit plutôt que d’ici cinq ans, «nous serons en mesure de capter les gaz à effet de serre pour moins de 50$la tonne». Sa stratégie consiste à miser sur les producteurs dont les flux de trésorerie peuvent procurer des rendements de l’ordre de 12% à 15 % de façon durable.

Dans le cas des supermajors tels que Royal Dutch Shell et TotalEnergies, qui se repositionnent dans l’énergie renouvelable, le gestionnaire évalue les coûts des nouveaux investissements verts annoncés pour s’assurer que le rendement attendu dépasse 10 %. Au Canada, le producteur de sables bitumineux Canadian Natural Resources offre le plan de transition le plus crédible, à ses yeux. «La stratégie qui consiste à modérer la croissance de la production et à rembourser la dette est bien enclenchée, et le plan pour réduire les émissions de gaz à effet de serre est sérieux, dit-il. Ça nous donne confiance que la société rencontrera nos critères de rendement.»La société capte déjà 2,7 millions de tonnes de carbone par année aux installations de Shell Quest, à la raffinerie Sturgeon et à l’usine de valorisation du bitume Horizon. Le gaz naturel est attrayant, car il est complémentaire à l’énergie renouvelable dans la transition énergétique, en tant que substitut au charbon thermique, explique Benoît Gervais. On peut donc entrevoir une croissance de la demande plus rapide que celle de l’économie pendant plusieurs années, selon lui.

Dans le secteur gazier, les producteurs les plus en vue, Tourmaline et Arc Resources, tirent des rendements de 15 % de leurs flux de trésorerie excédentaires, aux cours actuels, dit-il. Tourmaline est le plus gros producteur de gaz naturel du pays et aussi l’un des plus efficaces.

Fraîchement fusionné à Seven Generations Energy, Arc Resources est devenu le sixième plus important producteur canadien de pétrole et troisième producteur de gaz naturel. Situé dans la région bien en vue de Montney, en Alberta, il est notamment le plus important producteur de pétrole léger qui est mélangé au bitume des sables bitumineux pour le transport par pipeline.

L’énergie occupe peu de place dans les portefeuilles de Valeurs mobilières Desjardins, mais Jean-René Ouellet apprécie la pétrolière intégrée Suncor pour la valeur de son titre par rapport aux flux de trésorerie auxquels on peut attendre au cours de la reprise économique. «On aimerait toutefois que l’entreprise précise davantage comment elle entend réduire ses émissions», dit-il. L’analyste principal aime aussi le rôle que peut jouer le gaz naturel dans la transition énergétique. Tourmaline, sa filiale de redevances Topaz Energy (TPZ, 14,60 $) ainsi qu’Arc Resources sont trois autres choix de titres.

De gros bémols Bien qu’il soit optimiste à court terme parce que la demande de pétrole se raffermit avec la reprise, Steve Bélisle, de Gestion de placements Manuvie, est carrément pessimiste à moyen terme. D’ici cinq ans, le secteur de l’énergie deviendra de moins en moins «investissable», car la transition énergétique s’accélérera et coûtera cher aux pétrolières. Il émet l’hypothèse que les promesses climatiques des gouvernements seront respectées.

Il croit donc que tous sous-estiment les énormes dépenses qu’exigera le virage vert des pétrolières à long terme et les futures taxes sur le carbone. «Les investissements dans la production d’énergie renouvelable ainsi que dans le captage et la séquestration de carbone, par exemple, vont faire souffrir les actionnaires parce que leur rendement sera nettement moins élevé que celui que procure actuellement l’extraction du pétrole», entrevoit-il. Même le gaz naturel, que tant d’investisseurs favorisent pendant la transition, car il remplace le charbon, n’est pas sans risques non plus. «La fracturation hydraulique de l’extraction du gaz naturel produit énormément de méthane, dit-il. Une tonne de méthane est 25 fois plus polluante qu’une tonne de CO 2.»La pétrolière intégrée Suncor est le seul titre qu’il détient, car ses activités de raffinage et ses stations d’essence Petro-Canada devraient profiter de la remontée de la demande pour le carburant.

Les sables bitumineux sont polluants, mais comme il s’agit de gisements miniers, c’est un avantage relatif à plus court terme pour l’entreprise qui n’a pas à creuser sans cesse de nouveaux puits pour remplacer le déclin de puits existants pour vendre son pétrole. Les coûts plus prévisibles lui permettent ainsi de transformer ses revenus en flux de trésorerie excédentaires qu’elle pourra ensuite redistribuer en dividendes et en rachats d’actions, après avoir réduit sa dette. + «Suncor est notre seul placement.

Nous serons sortis du secteur pétrolier dans un avenir rapproché.» Steve Bélisle, gestionnaire de portefeuille, Gestion de placements Manuvie