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Si le thème des hausses de taux d’intérêt a grandement pénalisé les indices boursiers et obligataires en 2022, l’histoire s’est inversée durant les deux derniers mois de 2023, alors que les marchés ont commencé à anticiper un allègement des politiques monétaires en Amérique du Nord.
«Si les baisses de taux de 150 points de base ou plus se matérialisent aux États-Unis en 2024, on pourrait voir des secteurs qui ont sous-performé en 2023 reprendre du poil de la bête cette année», croit Frédérick Demers, directeur général pour les solutions d’investissement multiactif à BMO gestion mondiale d’actifs. Il croit que les financières, incluant les banques régionales, les titres de petite capitalisation et les entreprises de services à la collectivité pourraient bénéficier de telles baisses.
Il prévient toutefois que cela ne signifie pas que les géants américains de la technologie vont s’effondrer et que l’inflation repartira à la hausse aux premiers signes de détente de la politique monétaire. «La Réserve fédérale américaine a un patron et il faut écouter ce que le patron dit. Jerome Powell est très pragmatique et la barre est plus basse pour lui», raconte-t-il, ajoutant qu’il est rare que la banque centrale américaine réduise son taux directeur à un rythme de 25 points de base tous les trois mois.
«Les baisses peuvent venir en vrac, mais ça ne veut pas dire que ça stimulerait l’inflation, car la politique monétaire reste restrictive jusqu’à environ 3 %. Avec un taux directeur actuellement entre 5,25% et 5,5 %, si on enlève 100 points de base, on ne fait qu’enlever le pied du frein sans pour autant peser sur l’accélérateur. C’est important de bien le comprendre», illustre-t-il.
Des scénarios incompatibles
Sébastien McMahon, stratège en chef, économiste sénior et gestionnaire de portefeuille à IA Gestion mondiale d’actifs, souligne que la prévision voulant que les marchés financiers américains connaissent une baisse de 150 points de base qui commencerait au printemps est incompatible avec un autre scénario attendu, soit celui d’un atterrissage en douceur de l’économie.
«On ne peut pas penser qu’on aura un atterrissage en douceur et que la Fed va être pressée de couper. On peut avoir un atterrissage en douceur parce que l’économie américaine sera plus résiliente que ce à quoi on s’attendait. Tout au long de 2023, je m’attendais à voir une détérioration de l’économie américaine qui n’a pas eu lieu. Il faut rester optimiste, même si l’histoire ne milite pas en faveur d’un tel scénario. Habituellement, quand on resserre une politique monétaire aussi rapidement qu’en 2022 et 2023, ça finit mal», explique-t-il.
Si la Fed gagne son pari, elle pourrait toutefois baisser son taux directeur de une à trois fois en seconde moitié d’année et ce sera tout. Selon lui, pour avoir six baisses de 25 points de base, il faudra que l’économie se détériore rapidement. «Nous nous attendons à une récession de faible amplitude cette année», dit-il.
Une première pour le président de la Fed
Michel Doucet, viceprésident, gestionnaire de portefeuille et gestionnaire principal de patrimoine à Valeurs mobilières Desjardins, revient sur une phrase clé utilisée par le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, dans un communiqué publié le 13 décembre dernier. «La Fed a reconnu qu’elle ignorait quels seraient les effets du resserrement de sa politique monétaire sur l’économie, le marché du travail et l’inflation dans l’avenir. Elle a donc décidé d’opter pour la prudence et c’est une première depuis que j’ai commencé à travailler en finance en 1990», dit-il.
Ce dernier rappelle que le plein effet de chaque hausse de taux directeur met de six à huit trimestres avant de se faire sentir. «C’est une bonne nouvelle que la Fed fasse preuve de sagesse et pas d’entêtement. J’ai tout de même été surpris, car je me serais attendu à une telle annonce après le printemps 2024. Qu’elle survienne aussi tôt qu’en décembre, ç’a donné raison aux marchés qui anticipaient des baisses de taux», dit-il, précisant que les économistes de Desjardins prévoient un atterrissage en douceur de l’économie avec une croissance de 1,4 % cette année.
Selon lui, la Fed réduira son taux directeur de 75 à 100 points de base cette année, pour le porter à environ 4,5 %. Pierre-Benoît Gauthier, vice-président adjoint à la stratégie de placement à IG Gestion de patrimoine, croit que les marchés sont peut-être allés trop vite trop loin dans leurs prévisions de baisses de taux. «Les banques centrales contrôlent les taux d’intérêt à court terme, alors que les marchés financiers contrôlent ceux à long terme. C’est important de bien le comprendre. En baissant les taux long terme à la fin de 2023, les marchés ont donné de l’oxygène aux banques.»
Le Canada plus mal en point ?
Au Canada, il est possible que les taux doivent être réduits de plus de 150 points, car beaucoup de prêts hypothécaires arriveront à échéance en 2024. Le choc pourrait être immense, avec un taux de chômage qui devrait grimper légèrement tout au long de l’année. «La politique monétaire est très punitive pour le secteur bancaire, qui est à levier sur l’économie. Si on parle de baisses de taux, ce n’est pas une question de relance, mais bien d’enlever le couteau sous la gorge des financières», juge Frédérick Demers.
Sébastien McMahon affirme que le Canada est déjà dans une récession «per capita», qui se caractérise par une diminution du PIB par habitant durant deux trimestres consécutifs. «Toutefois, la forte immigration au pays vient masquer ce qu’il y a sous la couverture. Ce qu’on voit sous la couverture, c’est une contraction des dépenses des ménages. Nous pensons toutefois que le marché du travail restera suffisamment serré pour que le pays évite une récession sévère», dit-il.
Il précise qu’une récession pourrait avoir un effet baissier sur les bénéfices des entreprises, ce qui se traduirait par un marché boursier canadien plus cher.
Michel Doucet croit lui aussi que l’économie canadienne est plus fragile que celle des États-Unis, estimant qu’elle se promène un pas en avant, un pas en arrière. «L’économie québécoise pointe déjà vers une récession. Dans ce contexte, les économistes de Desjardins prévoient une récession au premier trimestre pour le Canada, avec une croissance de 0,1 % durant l’année. À la lumière de ce que nous connaissons aujourd’hui, on ne se dirige pas vers une récession sévère, mais vers une récession courte et modeste.»Selon lui, la pression sur la Banque du Canada est forte à présent que la Fed a annoncé qu’elle allait baisser son taux directeur en 2024 et les marchés obligataires se sont emballés en conséquence. Il s’attend à ce que le taux directeur de la Banque du Canada termine l’année en baisse de 150 points de base par rapport à son niveau actuel de 5 %, pour atteindre 3,5 %.