(Illustration: Sébastien Thibault)
Il y a autant de stratégies d’investissement responsable qu’il y a de critères pertinents de responsabilité. Comment faire, alors, pour naviguer entre résultats financiers, divulgation de rapports ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) et rendement ? Quelques experts y vont de leurs conseils pour aider les investisseurs à sortir des blocs de départ.
Avant même de se présenter sur la piste de course, l’investisseur doit déterminer quels objectifs il veut atteindre avec ses investissements responsables, avancent le gestionnaire de portefeuille et cofondateur de BeeQuest, Tommy Ouellet, et l’associé-directeur à la firme montréalaise Sustainable Market Strategies, François Bourdon. Veut-on se diriger vers des entreprises qui favorisent l’environnement ? D’autres qui priorisent les bonnes conditions de travail de leurs employés ? Qui favorisent la diversité et l’inclusion ? La participation des Premières Nations ?
Ensuite, la question qui tue : voulez-vous éviter certaines entreprises ou certains secteurs d’activité ?
« Si on démarre avec une optique d’exclusion, il faut déterminer quels secteurs et entreprises sont touchés par ce que vous tentez d’éviter, explique Tommy Ouellet. Le désinvestissement est une façon de faire populaire, particulièrement lorsqu’on parle d’environnement. »
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Les grands investisseurs institutionnels l’utilisent et c’est plus facile à mettre en place. Lorsqu’un investisseur décide d’utiliser cette méthode, il peut vouloir se diriger naturellement vers des entreprises de services, comme celles des secteurs technologique ou bancaire.
« C’est sûr qu’avec une entreprise d’assurance, il y a moins de risque de détruire la planète qu’avec une autre qui gère un pipeline », laisse-t-il tomber.
Tommy Ouellet préconise plutôt la construction d’un portefeuille diversifié, qui permettra à l’investisseur d’atteindre autant ses objectifs financiers que responsables. Il admet toutefois qu’il peut être complexe de rayer des entreprises du menu.
« Si on veut bâtir un portefeuille diversifié, il faut toucher à toutes les industries, plaide-t-il. Un portefeuille responsable, ce n’est pas seulement Tesla (TSLA, 175,79 $ US) et Beyond Meat (BYND, 8,28 $ US). Évidemment, les défis et considérations sont différents dans chacune d’entre elles. Il faut alors identifier les éléments les plus problématiques d’un point de vue d’investissement responsable, ce qui permet de faire un tri. Par la suite, on peut choisir parmi les entreprises les plus performantes à ce chapitre. »
D’ailleurs, le seul secteur dans lequel BeeQuest n’investit pas présentement est celui du pétrole. Tommy Ouellet précise toutefois que cette exclusion n’est pas systématique.
« Si jamais des entreprises de ce secteur arrivent avec de nouvelles technologies ou avec un plan environnemental crédible et valide, nous voulons pouvoir les accompagner dans leurs démarches de transition », affirme-t-il.
Produit et gouvernance
Pour un investisseur individuel qui veut choisir ses titres, François Bourdon estime que la méthode la plus simple sera celle qui implique en priorité le « E » de ESG, soit l’environnement.
Cette méthode permet de scinder en deux les activités d’une entreprise. D’un côté, l’investisseur pèse le poids des produits et des services pour voir s’ils vont aider à contrer les changements climatiques. De l’autre, on regarde les données d’exploitation et la gouvernance.
« Prenons Tesla en exemple, suggère François Bourdon. Les véhicules électriques sont un des éléments de solution pour les changements climatiques. Mais il y a tellement de controverses entourant l’entreprise et son PDG, Elon Musk : salaire excessif, employés pas très bien traités, un conseil d’administration où siègent plusieurs de ses amis… Nous, on voit Tesla comme neutre. Le produit est bon, mais la gouvernance est un problème. »
Il lorgne plutôt du côté d’entreprises, comme Boralex (BLX, 28,62 $), Cameco (CCO, 58,64 $) et Northland Power (NPI, 22,13 $), qui sont présentes dans le secteur de l’énergie. Pour ces entreprises, il estime que leurs produits sont essentiels pour la transition énergétique et que l’exploitation et la gouvernance sont également positives.
Fonds négociés en Bourse
Il est aussi possible d’y aller avec des fonds négociés en Bourse (FNB). La directrice de l’Institut Penner sur les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance de l’Université de Montréal, Isabelle Martin, estime qu’il s’agit là d’une façon assez simple de sélectionner des titres.
« On ne retrouvera pas dans ces fonds certaines catégories d’entreprises, comme celles du secteur pétrolier ou gazier », soumet-elle.
François Bourdon acquiesce, mais estime que le marché canadien n’est pas propice aux FNB responsables.
« Il y a quelques FNB thématiques qui peuvent combler une partie des besoins, laisse-t-il tomber. Mais il faut se rappeler qu’il y a beaucoup d’entreprises d’extraction de ressources naturelles au pays, et très peu en efficacité énergétique. L’investisseur individuel est mal desservi ici s’il veut vraiment changer les choses avec ses investissements. »
Il suggère plutôt de se tourner vers l’étranger pour obtenir un portefeuille de titres plus complet et avoir plus de choix. Selon lui, le marché américain est le plus accessible en raison de sa proximité et de la facilité avec laquelle les Canadiens peuvent y investir.
Horizon à moyen et à long terme
Investir de façon responsable vient également avec une vision différente, soutient Tommy Ouellet.
« Je crois que naturellement, dans l’investissement responsable, il doit y avoir une perspective à moyen ou à long terme, note-t-il. Ça ne veut pas dire de ne pas tenir compte de l’aspect financier. Il y a toujours un équilibre à trouver, mais sortir d’une position au moindre pépin ou trimestre négatif, ça risque de ne pas fonctionner. »
Il faut se souvenir, affirme-t-il, que l’investissement responsable est également une façon pour l’investisseur de mieux gérer les risques futurs liés aux entreprises.
« Une entreprise qui se préoccupe des facteurs ESG est plus consciente des risques à venir et sera probablement mieux placée que ses concurrentes pour y faire face lorsqu’ils surviendront. Sans gestion ESG adéquate, l’entreprise se place en situation de maximiser les chances d’incidents, ce qui crée des pertes de valeur », soutient-il.
Les investisseurs du secteur des énergies renouvelables ont justement dû faire preuve de patience en 2023. Les titres d’Innergex énergie renouvelable (INE, 7,99 $) et de Boralex, par exemple, ont perdu respectivement 44 % et 26,5 % de leur valeur entre mars 2023 et mars 2024.
Ce sont surtout des facteurs macroéconomiques qui sont derrière ce passage difficile, affirment Tommy Ouellet et François Bourdon. La hausse des taux d’intérêt et des coûts des projets a grevé leurs résultats en 2023.
« L’industrie au complet s’est fait frapper fort, remarque François Bourdon. Nous suivons Innergex de très près. Le titre se négocie comme si la société avait un problème de crédit. Pourtant, sa dette n’a pas bougé. C’est la pression des taux qui montent et les hausses de coûts qui font mal. »
L’associé-directeur ajoute qu’à sa valorisation actuelle, le risque que le titre d’Innergex subisse un autre important recul est faible. « On voit les besoins d’énergie futurs au Québec et ailleurs. La production d’énergie éolienne, on va la vouloir. On est à un point où ça commence à être très intéressant », dit-il.
Cibles précises, mesures et matérialité
Pour s’assurer qu’il met son argent dans une entreprise réellement responsable, l’investisseur doit savoir si la société visée lui jette de la poudre aux yeux avec ses rapports ESG. François Bourdon souligne d’ailleurs que le cigarettier Philip Morris (PM, 91,62 $ US) est le champion des « beaux rapports qui relèvent plus d’un exercice de marketing ».
Tommy Ouellet rappelle que peu importe l’aspect ESG visé, l’entreprise devrait être en mesure d’établir des objectifs ciblés et chiffrés dont l’évolution est mesurable. Ces informations devraient d’ailleurs être facilement accessibles. Le plan et les progrès doivent aussi être validés de manière scientifique, par exemple par les Science Based Targets initiative (SBTi).
« Il faut également mesurer les effets des objectifs, poursuit-il. Quand on parle de l’utilisation de l’eau chez Pepsi (PEP, 175,01 $ US), ça a des répercussions parce que c’est sa matière première. Mais si on parle de diminuer la consommation d’eau dans les bureaux d’une entreprise d’assurance, ce n’est pas tellement pertinent à ses activités. »
Isabelle Martin suggère, de plus, de rester à l’affût de l’actualité. « Il faut avoir conscience d’où est située la chaîne d’approvisionnement, par exemple, observe-t-elle. Est-ce que ces endroits ont des défis de droits de la personne ou des règles environnementales déficientes ? » Les investisseurs feraient bien, selon elle, de ne pas se limiter à l’analyse des seules activités de l’entreprise qu’ils souhaitent ajouter à leur portefeuille, mais bien de porter une attention particulière à tous ses fournisseurs.