ANALYSE. L’offre record de 7,8 milliards de dollars comptant pour l’australienne Caltex reflète tout le potentiel ainsi que les défis d’Alimentation Couche-Tard (ATD.B, 43,68 $). La multinationale de dépanneurs lorgne l’Asie depuis des années et son offre illustre jusqu’où la société lavalloise compte aller pour soutenir et prolonger sa performance.
L’entreprise lavalloise a en effet promis de doubler sa taille d’ici cinq ans, ce qui équivaut à faire croître son bénéfice d’exploitation à un rythme de 15 % par année, rappelle Michael Van Aelst, de Valeurs mobilières TD. Le PDG Brian Hannasch a assuré les analystes que l’entreprise s’en tiendra à sa discipline habituelle dans sa poursuite de Caltex lors de la téléconférence. Il a ajouté que Couche-Tard «soulève chaque pierre pour dénicher des économies» à chaque transaction.
L’expérience acquise lors de l’achat, en 2012, de la norvégienne Statoil Fuel & Retail rassure parce qu’elle comptait aussi des actifs de distribution de carburant, mais l’embauche de Goldman Sachs suggère que Caltex n’est peut-être pas une transaction comme les autres.
Un troisième pilier
Depuis deux ou trois ans, Couche-Tard cherche plus activement des occasions pour percer le marché prometteur de l’Asie-Pacifique. À ses yeux, Caltex serait une bonne passerelle dans la région, entre les pratiques d’affaires occidentales et celles de l’Est. À plus long terme, elle sait aussi que la conjoncture américaine ne lui sourira pas indéfiniment.
M. Hannasch a d’ailleurs évoqué le plein emploi et la hausse des salaires pour expliquer la bonne performance du groupe au sud de la frontière. Ce contexte favorable donne à l’entreprise les moyens d’investir dans une panoplie d’initiatives de mise en marché et d’outils numériques afin d’attirer les clients chez Circle K et surtout de les inciter à dépenser plus.
Couche-Tard commence à récolter les fruits de ces nouveaux efforts et de la force de frappe d’une marque nationale, soutient Mark Petrie de Marchés des capitaux CIBC.
Après divers projets pilotes dans 200 dépanneurs inspirés par les meilleures pratiques de sa filiale Holiday Stores, le lancement national d’une offre d’aliments procurera au détaillant sa prochaine phase de croissance à partir de l’an prochain, prévoit-il.
Les aliments préparés représentent 10 % des ventes dans les dépanneurs Circle K, une proportion qui se compare à la moyenne de 22 % dans l’industrie. Ce pourcentage atteint déjà de 25 % à 35 % dans les dépanneurs européens de Couche-Tard, précise M. Van Aelst. Depuis des mois, le marchand affine ses stratégies afin de trouver l’offre la plus optimale en fonction de l’approvisionnement, l’emballage et les rendements financiers, ajoute l’analyste qui prévoit un déploiement des nouvelles initiatives sur deux à trois ans. Les aliments testés concernent surtout les sandwiches, les pizzas, les viennoiseries, les biscuits et les brownies, mais ils incluent aussi des boîtes d’humus et craquelins ainsi que des bâtonnets de fromage.
À plus court terme, l’installation de 12 000 machines de café fraîchement moulu à la tasse dans 5 500 dépanneurs américains ainsi que le déploiement de la plateforme numérique d’offres personnalisées Lift dans 7 000 établissements en Amérique du Nord devraient aussi permettre une augmentation de la facture moyenne. Le programme de fidélisation Easy Pay, qui offre depuis juillet des réductions sur l’essence à la pompe, améliore la fréquentation des stations-service et les dollars dépensés.
Toutes ces mesures devraient soutenir les ventes par dépanneurs comparables en 2020, une accélération dont Couche-Tard a besoin pour absorber l’augmentation de certains coûts, explique M. Van Aelst.
La main-d’oeuvre constitue le plus imposant poste de dépenses, soit 3 milliards de dollars américains, mais de nouveaux outils de gestion des tâches et des horaires compensent la hausse du salaire minimum aux États-Unis.
Le défi : garder la hausse des dépenses générales et administratives sous le rythme de l’inflation et faire croître les ventes au rythme de l’inflation, plus 1 %. Ces objectifs sont ambitieux, juge Irene Nattel, de RBC Marchés des Capitaux, bien que Couche-Tard y soit parvenue aux États-Unis au deuxième trimestre.
Un élan à soutenir
Couche-Tard a donc plusieurs marrons sur le feu pour donner du rendement à ses actionnaires. Par contre, les analystes s’entendent moins sur le prix à attribuer au potentiel de l’entreprise.
Le nouvel équilibre entre la croissance interne et par acquisitions est l’un des aspects des perspectives qui plaisent le plus à Mme Nattel. En revanche, il ne sera pas aisé de soutenir l’élan des ventes comparables parce que celles de l’an dernier amorçaient une remontée.
Son cours cible de 47 $ repose sur des prévisions «prudentes» de croissance de 1 % à 2 %, des ventes par magasins comparables en 2021 et 2022, selon les régions.
Et si l’achat de Caltex tombait à l’eau ? Qu’à cela ne tienne, le modèle financier de Mme Nattel incorpore le rachat potentiel de 5 G$ en actions d’ici la fin 2022, soit 9 % des titres en circulation.
M. Petrie est beaucoup plus enthousiaste et soulève son cours cible de 46 $ à 50 $.
«Il y a deux trimestres, l’amélioration des ventes comparables nous avait fait hausser le multiple de 20 à 22 fois. Un multiple plus élevé exigeait une acquisition et voilà que cela se concrétise», explique-t-il.
Le nouvel appétit pour des transactions d’envergure, en plus de la croissance interne, justifie de relever de 22 à 24 fois le multiple qu’il accorde au titre. À son avis, les dirigeants sont très «motivés» à boucler une transaction après avoir raté des occasions depuis un an.
M. Petrie évalue que Caltex ajouterait 7 % aux bénéfices de Couche-Tard. Après les synergies, cet apport pourrait grimper à 10-11 %.
Keith Howlett, de Desjardins Marché des capitaux, ne s’avance pas à faire de telles prévisions. Toutefois, l’offre pour l’ensemble de Caltex (une raffinerie, des terminaux de carburant, 94 centres de distribution et d’entreposage, 300 km de pipelines, un courtier en carburant, etc.) et les reventes qui suivront en disent long sur le potentiel de revitalisation des stations-service et des dépanneurs que perçoit Couche-Tard. Il serait d’ailleurs possible d’attirer davantage les Australiens en magasin tandis que les Américains, les Japonais et les Britanniques dépensent deux à trois fois plus par personne dans les dépanneurs.
M. Van Aelst apprécie tout autant l’habilité de Couche-Tard à créer de la valeur à long terme, mais il hésite à payer immédiatement pour la réalisation de la stratégie. Après un rebond de 29 % depuis le début de l’année, Couche-Tard «approche d’un multiple de 20 fois les bénéfices, un plateau que le titre n’a pas souvent franchi», dit-il. Il maintient son cours cible à 45 $ et juge le titre plus attrayant sous 40 $.