Décisions financières: votre cerveau vous joue des tours
Olivier Schmouker|Édition de la mi‑octobre 2020L'ARGENT ET LES GENS. Imaginez la scène... Vous discutez avec votre conseiller financier, qui vous présente...
L’ARGENT ET LES GENS. Imaginez la scène… Vous discutez avec votre conseiller financier, qui vous présente différents placements assortis à votre profil, et celui-ci vous dit : «Ah ! Ce placement-là, il devrait vous plaire, d’ailleurs, c’est l’un de nos plus populaires.» Que vient-il de se passer ? Votre conseiller vient – inconsciemment, à n’en pas douter – de vous jouer un sale tour. Car vous voilà englué dans un biais cognitif redoutable, l’«effet de mode». Explication.
Dans les années 1950, le psychologue polonais Solomon Asch a procédé à une série d’expériences troublantes. Chaque fois, le participant devait accomplir une tâche simple, soit montrer le trait qui était de la même longueur que l’un des trois autres traits voisins. Les différences étaient telles que toute erreur était impossible. Le hic était que le participant se trouvait au milieu d’un groupe de personnes complices, qui faisaient toutes exprès de se tromper ; il était seul contre l’avis de tous.
Résultat ? Le participant s’en tenait à la bonne réponse s’il y avait un ou deux complices, mais, dès qu’ils étaient trois ou plus, il se conformait aux autres et choisissait de se tromper comme eux, une fois sur trois. Après analyse, Asch en a conclu que les participants souffraient d’un biais cognitif appelé aujourd’hui l’effet de mode. Grégaire, l’être humain suit l’opinion générale, quitte à mettre de côté sa raison.
Dans le cas qui nous intéresse, le conseiller financier vient d’occulter votre capacité de réflexion pour laisser la place à votre instinct grégaire. «La majorité des autres clients a choisi le placement qui m’est présenté ? Parfait, ce doit donc être intéressant, je vais dire oui», vous mettez-vous alors à songer, le plus naturellement du monde.
Comment corriger le tir ? «Un truc consiste à annihiler l’influence de la majorité en allant chercher de l’information pertinente auprès d’une minorité, et d’amener ainsi votre cerveau à décrocher du biais dont il souffre», dit Sara Gilbert, coach d’affaires et fondatrice de la firme Strategist(e). Par exemple, cela pourrait revenir à demander les raisons pour lesquelles une minorité de clients ont dit non au placement en question afin d’obtenir un éclairage différent et complémentaire sur celui-ci.
«Les expériences d’Asch ont montré que se comporter comme tout le monde ne mène pas au succès, bien au contraire, note dans une récente analyse James Montier, analyste chez Grantham, Mayo, Van Otterloo & Co (GMO), une firme d’investissement établie à Boston, aux États-Unis. Ce qui se vérifie en finance, en particulier à la Bourse. L’idéal, c’est de réfléchir sur un placement en fonction de différents angles, et d’oser aller à contre-courant. De toujours faire sienne la devise du Special Air Service, l’unité des forces spéciales de l’armée britannique : Who Dares Wins (Qui ose gagne).»
James Montier ne cite nul autre que l’économiste John Maynard Keynes pour appuyer son propos : «Le principe central de l’investissement est d’aller à l’encontre de l’opinion générale au motif que si tout le monde s’accorde sur les mérites d’un placement, celui-ci est inévitablement trop cher, et donc peu attrayant», assène-t-il.
Le plus et le moins
Un autre biais redoutable est celui de la négativité. «Notre cerveau agit dès lors comme du Velcro sur le négatif et comme du Teflon sur le positif, indique Sara Gilbert. Il mémorise longtemps les éléments négatifs et efface rapidement les éléments positifs, ce qui nous pousse à commettre des erreurs (ex. : parce qu’un titre en Bourse nous a fait perdre de l’argent, nous refuserons de considérer son rachat pendant de longues années).» Comment y remédier ? «Par défaut, notre cerveau généralise le négatif et isole le positif ; si quelque chose va mal, on croit que tout va mal, explique la fondatrice de Strategist(e). Un bon truc lorsqu’on sent que notre négativité est en train de l’emporter dans nos réflexions revient donc à généraliser le positif et à isoler le négatif (ex. : faites la liste de tout ce qui va bien concernant l’objet de vos réflexions, afin de remettre l’accent à la bonne place).»
On le voit bien, nombre de nos mauvaises décisions financières résultent de défaillances de notre cerveau. On pourrait se dire que la meilleure façon de les éviter toutes, ou presque – il existe une centaine de biais cognitifs dûment répertoriés -, serait de se concentrer au maximum, de recueillir le maximum de données et de prendre le temps nécessaire pour tout analyser de manière rigoureuse.
Et… on se fourvoierait une fois de plus ! «Toute décision financière d’importance, comme le choix d’un portefeuille, nécessite d’effectuer des calculs actuariels souvent complexes, explique Nicolas Jacquemet, professeur d’économie et de psychologie à l’École d’économie de Paris, en France. Or, de nombreux travaux montrent que la plupart des épargnants éprouvent de la difficulté à les réaliser. Par exemple, il est courant de voir les gens calculer de manière linéaire le rendement d’un investissement à intérêts composés.»
Le biais qui entre ici en jeu est celui de nos capacités cognitives limitées : noyé d’informations ou encore dépassé par les calculs à faire, notre cerveau simplifie le problème n’importe comment et nous fait faire erreur sur erreur. «Quand on sent que le problème est trop complexe pour nous, il faut avoir le réflexe de demander à des spécialistes de l’information allégée et synthétisée, par exemple sous la forme d’infographies claires et explicites», suggère le professeur pour corriger le tir.
Nicolas Jacquemet met en garde contre un autre biais particulièrement sournois, l’incohérence temporelle. C’est que nous avons la fâcheuse tendance de surestimer les conséquences à court terme de nos décisions et à sous-estimer celles à long terme. Ce qui explique notamment l’attitude de ceux qui repoussent toujours au lendemain leur décision d’épargner pour leurs vieux jours, préférant par exemple dépenser 100 $ pour s’offrir un gadget électronique plutôt que de les mettre de côté.
Un bon moyen d’y échapper, c’est de se poser systématiquement une question lors d’un choix financier conséquent : «Que vaudra l’objet de cette décision dans un an ? Dans cinq ans ? Dans dix ans ?» L’idée, c’est qu’il suffit d’amener notre cerveau à relativiser l’importance immédiate qu’a l’objet en question à nos yeux pour parvenir à mieux peser le pour et le contre à son sujet, selon Nicolas Jacquemet.
Une autre astuce est de recourir à… l’application AgingBooth. Cette dernière permet de visualiser notre visage lorsque nous aurons 72 ans. Outre le fait que l’exercice est amusant, il peut permettre de faire de meilleurs choix financiers. «Une étude menée auprès de jeunes adultes a montré que ceux qui voyaient une photo d’eux-mêmes à un âge avancé affichaient alors l’intention d’épargner un montant deux fois plus élevé que ceux qui ne se s’étaient pas prêtés au jeu», indique le conférencier et formateur boursier Michel Villa.
Et de poursuivre : «Hal Hershfield, professeur de marketing, de science de la décision et de psychologie à l’École de management Anderson, explique que, faute de savoir nous projeter dans le futur – qui de nous a la moindre idée de nos centres d’intérêt, de nos activités, de nos besoins dans 10 ou 20 ans ? – nous ne considérons vraiment que le court terme de nos décisions financières. D’où la nécessité de nous voir dans 30 ou 40 ans pour être en mesure de faire de meilleurs choix ayant une incidence à long terme», dit-il.
L’utile et l’agréable
Un dernier biais méconnu et pourtant si répandu est celui de la douleur de payer. «La popularité croissante des cartes de crédit s’explique en partie par ce biais cognitif, considère Michel Villa. Payer en argent comptant nous fait culpabiliser, car nous réalisons alors qu’il s’agit d’une dépense qui gruge nos avoirs. Ce phénomène ne se produit pas vraiment lorsque nous recourons à une carte de crédit.»
Voilà pourquoi il nous arrive si souvent de faire des achats que nous finissons par regretter, un mois, trois mois, un an après. La faute est à nos cartes de crédit, ou plutôt à la douleur de payer.
Comment y remédier, surtout en cette période de pandémie où les cartes bancaires sont devenues incontournables pour régler la moindre dépense ? «Une stratégie peut être de combiner l’utile à l’agréable, estime Michel Villa. Par exemple en recourant à l’application Mylo, qui arrondit la somme de chaque achat et investit automatiquement la petite monnaie dans votre portefeuille de placement. Disons que vous vous offrez un café à 2,75 $, alors 25 cents (3,00 $ – 2,75 $) sont aussitôt mis de côté pour vous. Ce qui réduit votre douleur de payer, vous permet de consommer et vous aide à épargner !»
Bref, votre cerveau fait des siennes dès qu’il s’agit de finance personnelle. Pas grave, tant que vous en prenez conscience et adoptez l’habitude de le prendre subtilement à son propre piège. D’ailleurs, le dramaturge norvégien Henrik Ibsen disait : «Vivre, c’est lutter contre les démons du coeur et du cerveau.»