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Des stratégies pour se mettre à l’abri

Karl Rettino-Parazelli|Édition de la mi‑Décembre 2023

Des stratégies pour se mettre à l’abri

À quels endroits peut-on trouver refuge pour faire face aux vents contraires? (Illustration: Levente Szabo)

Craintes de récession, inflation persistante, taux d’intérêt élevés, guerre Israël-Hamas: les raisons sont nombreuses ces jours-ci de se mettre à l’abri des fluctuations des marchés boursiers en adoptant une approche d’investissement défensive. À quels endroits peut-on trouver refuge pour faire face aux vents contraires? Quatre experts se prononcent. 

Chaque semaine apporte son lot de nouvelles données économiques, ce qui peut rendre les prévisions hasardeuses. Où se situeront les taux d’intérêt dans six mois? Commenceront-ils à baisser ou se maintiendront-ils à un niveau élevé? La croissance économique sera-t-elle faible, nulle ou carrément négative? Sans compter les imprévisibles conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, qui pourraient avoir des répercussions sur les prix du pétrole et, par conséquent, sur l’inflation.

Normal, dans ce contexte, que des investisseurs soient tentés par des titres défensifs, qui ont en principe l’avantage de bien résister aux soubresauts économiques. « Les titres défensifs sont toujours dans mon arsenal, mais ils le sont particulièrement maintenant, affirme Steve Goulet, conseiller en gestion de patrimoine et gestionnaire de portefeuille à la Financière Banque Nationale. Si on entre en récession, on veut des entreprises qui ont moins d’endettement et qui ont plus de flux de trésorerie disponibles, ce qui leur offre la flexibilité nécessaire pour saisir des occasions qui pourraient se présenter. » 

Limiter l’exposition au risque de son portefeuille peut être une avenue intéressante, à condition de le faire avec modération, nuance Jean-Philippe Legault, gestionnaire de portefeuille et analyste financier à Cote 100. « Je pense qu’il ne faut pas tomber dans l’excès et avoir seulement des titres défensifs dans son portefeuille. Je crois que le fait de maintenir en tout temps un bon équilibre entre les titres de croissance et les titres défensifs est une formule intéressante. »

Le directeur sénior et gestionnaire de portefeuille de la Division des actions nord-américaines, à IA gestion mondiale d’actifs, David Caron, croit lui aussi qu’il est justifié d’ajouter une touche défensive à un portefeuille, sans oublier que les titres plus cycliques sont les premiers à remonter la pente lors d’une reprise économique.

« Nous sommes dans un environnement où les taux d’intérêt vont peut-être commencer à baisser et nous sommes possiblement déjà en récession, observe-t-il. Il peut donc être intéressant d’ajouter ces titres cycliques étant donné que certaines valorisations ont été complètement détruites au cours des derniers mois. » Autrement dit, oui aux titres défensifs, mais pas au détriment d’aubaines qui peuvent rapporter encore davantage lorsque les indicateurs économiques seront tous au vert.

 

Sélectionner avec soin

D’un cycle économique à un autre, les secteurs dits « défensifs » demeurent sensiblement les mêmes. On évoque à coup sûr la consommation de base (comme les épiciers), la santé et les services publics (l’approvisionnement en électricité, par exemple). « Pour moi, un secteur défensif, c’est de la consommation courante, résume Stéphan Morin, conseiller en placements à Valeurs mobilières Banque Laurentienne. Choisir des titres défensifs, c’est investir dans ce que j’achète souvent. » 

« Ce sont des titres qui sont capables de faire croître leur bénéfice dans un environnement de récession ou de ralentissement économique, ou qui peuvent à tout le moins bien naviguer à travers les périodes plus difficiles du cycle économique », ajoute David Caron. 

Il ne faut cependant pas piger dans un secteur défensif les yeux fermés, prévient Jean-Philippe Legault. « Certaines entreprises dans un secteur en particulier sont plus défensives que d’autres », dit-il. Dans la consommation de base, par exemple, un fabricant de dentifrice sera probablement plus défensif qu’une entreprise qui produit des crèmes pour le visage, même si on les associe au même secteur. « Ce n’est jamais parfait. Quand il y a un ralentissement économique, ces sociétés [qu’on peut qualifier de défensives] doivent aussi affronter des défis qui peuvent être différents d’une année à l’autre, souligne-t-il. Il faut regarder chacune des entreprises individuellement pour faire ses choix. » 

Au trois secteurs traditionnellement défensifs — consommation de base, santé et services publics —, certains spécialistes en ajoutent parfois d’autres, comme les finances (le domaine bancaire ou celui de l’assurance), les services de communications (services sans-fil, Internet, etc.) ou encore les technologies. Dans le cas de ce dernier secteur, c’est surtout la diversification des sources de revenus et l’impressionnante valorisation des géants du Web qui apportent cette touche défensive, soutiennent David Caron et Jean-Philippe Legault. Par exemple, des entreprises comme Alphabet ou Apple devraient très bien se tirer d’affaires même si le contexte économique fait diminuer les revenus publicitaires ou les ventes d’iPhone.

Jusqu’à présent, plusieurs secteurs défensifs ont connu une année difficile, du moins aux États-Unis. Pendant que l’indice S&P 500 de la Bourse de New York a progressé de 15 % entre le début du mois de janvier et la mi-novembre, les titres des entreprises incluses dans l’indice et qui font partie du secteur de la consommation de base ont reculé de 6,5 %, tandis que ceux des entreprises des secteurs de la santé (-7,3 %) et des services publics (-14,3 %) ont fait encore pire. À l’inverse, le secteur des services de communications (+45,5 %) a très bien performé, tout autant que celui des technologies (+47 %), qui a entre autres profité de l’excellente performance d’entreprises comme Apple (AAPL, 191,45 $ US), Microsoft (377,44 $ US) et Nvidia (504,09 $ US).

 

Faire des compromis

Les titres défensifs peuvent constituer une sorte de police d’assurance pour protéger un portefeuille lors de moments économiquement plus difficiles, mais leur performance durant la phase de reprise d’un cycle économique sera rarement aussi bonne que celles des titres cycliques, comme ceux qui sont associés à la consommation discrétionnaire, par exemple.

« Dans un rebond cyclique important, les entreprises à caractère plus défensif ne sont pas celles qui enregistreront la plus grande croissance de leurs revenus, mais sur le cycle entier, ça reste des croissances qui sont intéressantes », estime David Caron.

« On a été habitués à beaucoup de croissance dans les dernières années, ajoute Stéphan Morin, de Valeurs mobilières Banque Laurentienne. On entre selon moi dans une phase de démondialisation [avec le rapatriement d’activités de production près des marchés desservis], donc les attentes de croissance doivent à mon avis être tempérées. » En clair, dit-il, il faut sans doute renoncer temporairement aux croissances annuelles dans les deux chiffres lorsqu’il est question de rendement boursier. « Dans le contexte actuel, je n’imagine pas une forte croissance des marchés financiers. »

Cela dit, avec les titres défensifs — comme avec les titres cycliques —, la patience est de mise, souligne Steve Goulet, de la Financière Banque Nationale. « Mon objectif est toujours d’évaluer un titre sur une période de trois ans. C’est assez long pour pouvoir traverser une récession ou un changement de mode, et c’est suffisant pour être capable de le mesurer par rapport à ses concurrents. » Il rappelle qu’en choisissant d’adopter une démarche d’investissement défensive, l’objectif est surtout d’éviter que le portefeuille ne perde trop de plumes lorsque l’ensemble du marché en arrache.

 

Démarche différente 

La stratégie défensive classique consiste à sélectionner des titres qui, à la suite d’une analyse de leur secteur d’activité ou de leur bilan, laissent croire qu’ils performeront plutôt bien si tout va mal. Mais il existe une autre démarche, estime Alexandre Hocquard, vice-président et gestionnaire de portefeuille principal de l’équipe de Stratégies d’investissement systématiques à Fiera Capital. 

Cette seconde démarche, qu’on pourrait qualifier de gestion quantitative de la volatilité, est mise en œuvre dans différents fonds défensifs distribués par la Financière Canoe, mais gérés par Alexandre Hocquard et son collègue Nadim Rizk, chef de la direction, chef des placements et gestionnaire de portefeuille principal à Gestion d’actifs PineStone. 

Pour chacun de ces fonds, Nadim Rizk sélectionne les titres qu’il juge les meilleurs, sans se soucier de leur caractère défensif. « Son travail est d’abord et avant tout de créer de la valeur au-dessus de l’indice de référence de chaque fonds, explique Alexandre Hocquard. Ensuite, mon travail est d’ajuster l’exposition du portefeuille au marché boursier en fonction de la volatilité, sans jamais interférer avec les titres qu’il contient », précise-t-il. Un investisseur qui met 1000 $ dans ces fonds communs va toujours avoir 1000 $ investis dans les titres du portefeuille. » 

« Je suis le gestionnaire de risque, alors que mon collègue est le gestionnaire de la valeur ajoutée des fonds dont nous nous occupons, résume le gestionnaire de Fiera Capital. Mon objectif est que chaque portefeuille défensif subisse le moins de pertes possible dans un contexte de marché baissier. Bref, de protéger le portefeuille. »

 

L’ingrédient secret : le contrat à terme 

L’ingrédient indispensable de cette recette? Les contrats à terme, qui constituent un engagement d’acheter ou de vendre un actif sous-jacent — dans ce cas-ci, un indice boursier — à une date d’échéance. Ou, en termes simplifiés, des instruments financiers qui permettent en quelque sorte de « miser » sur la hausse ou la baisse du marché boursier. 

Prenons le cas d’un fonds d’actions américaines. Si Alexandre Hocquard prévoit une augmentation de la volatilité sur les marchés, il va vendre des contrats à terme qui sont liés au S&P 500, ce qui veut dire qu’il va « miser » sur la baisse de l’indice. Si l’indice baisse comme prévu, les pertes subies par les titres du portefeuille seront en bonne partie compensées par les gains des contrats à terme. 

« Si on a des signaux qui nous indiquent que la volatilité va augmenter, on va prendre ce qu’on appelle des positions vendeuses pour protéger le portefeuille. Lorsque nous recevrons des signaux nous indiquant que la volatilité est sur le point de se calmer, nous allons retirer ces positions pour récupérer une pleine croissance du portefeuille », affirme-t-il.

« Je peux prendre une position dans le marché, acheteuse ou vendeuse, sans avoir à déplacer de l’argent. Je ne vais réaliser que les gains ou les pertes, précise l’expert. Si je m’engage pour un 1 million de dollars, j’ai besoin de montrer que je possède ce montant, mais je n’ai pas besoin de le déplacer.» 

Tout le travail d’évaluation de la volatilité sur lequel repose cette pratique est facilité par des algorithmes, qui analysent une énorme quantité de données provenant des marchés boursiers, comme le volume de transactions effectuées à différents moments de la journée. Alexandre Hocquard utilise les résultats obtenus pour prendre des décisions, un peu comme un gérant d’équipe de baseball qui analyserait la performance de ses joueurs à l’aide de statistiques avancées.

« Actuellement, nos algorithmes nous disent que la volatilité va demeurer assez élevée au cours des prochains mois, dit le gestionnaire. C’est caractéristique d’un environnement de contraction économique. On risque d’avoir des périodes où les marchés boursiers seront malmenés. » 

« On ne s’attend pas à avoir des pertes majeures en l’espace de deux semaines. On s’attend à un marché compliqué et à des pertes sur un horizon plus prolongé », dit-il en évoquant une période pouvant aller possiblement de trois à neuf mois.

 

Mettre les émotions de côté 

La méthode employée par Alexandre Hocquard et son collègue vise en somme à éviter les mouvements de panique guidés par des émotions. 

Qu’un investisseur choisisse cette méthode ou la conventionnelle sélection de titres, l’objectif des deux démarches défensives est donc la même : ne pas laisser l’impulsivité prendre le dessus, même s’il peut être tentant de remanier son portefeuille à toute vitesse lors d’une tempête économique. « Ce que je dis souvent, c’est de rester investi selon son profil d’investisseur. C’est toujours le meilleur conseil qu’on puisse donner », insiste Stéphan Morin, de Valeurs mobilières Banque Laurentienne.

« L’idée, avec les titres défensifs, ajoute Steve Goulet de la Financière Banque Nationale, c’est de faire des choix qui vont fonctionner à long terme et qui seront relativement protégés à court terme. »