Walt Disney ne veut plus de Netflix comme intermédiaire.
Walt Disney (DIS, 133,59 $ US) ne veut plus de Netflix (NFLX, 362,75 $ US) comme intermédiaire. À compter de novembre, elle offrira directement ses productions aux consommateurs par son service Disney+.
Les deux titans du divertissement dépenseront des milliards pour financer leurs films et leurs séries. Leurs actionnaires doivent se demander s’ils y trouveront leur compte où s’ils ne sont pas en train de payer pour divertir la planète entière.
C’est ce que font les créanciers de Netflix. Si vous êtes abonné au service et avez aimé les aventures surnaturelles des enfants d’Hawkins dans Stranger Things ou les combines machiavéliques du couple Underwood dans House of Cards, soyez reconnaissant : le prix de votre abonnement est inférieur à la valeur du produit que vous offre l’entreprise de Los Gatos, en Californie.
Cette générosité n’étouffe pas encore les actionnaires : la valeur de l’action s’est multipliée par six en cinq ans.
Netflix a enregistré une perte de trésorerie de 3 milliards de dollars américains en 2018. Le déficit atteindra 3,5 G $ US en 2019, prévoit la direction. La société brûle des liquidités pour financer son contenu, développer sa plateforme à l’international et investir dans la technologie.
Ces dépenses sont nécessaires pour atteindre la taille critique qui lui permettra éventuellement d’être rentable, croient ceux qui sont optimistes quant au potentiel de l’entreprise.
Disney, elle aussi, sort les gros canons pour développer trois différentes plateformes de diffusion en continu. La maison de Mickey Mouse investira près de 2,5 G $ US par année dans Disney+, qui sera lancée en novembre. Le service se concentrera sur le divertissement familial de Disney et de Pixar ainsi que les franchises de Star Wars, Marvel, Les Simpsons et National Geographic. La direction prévoit que la plateforme ne sera pas rentable avant 2024. D’ici là, elle vise à recruter entre 60 millions et 90 millions d’abonnés.
Concurrente plus directe de Netflix aux États-Unis, Hulu, dans laquelle Disney a une participation majoritaire depuis l’acquisition de Fox, a enregistré une perte de 1,5 G $ US en 2018. Moins de détails ont filtré sur les plans d’Hulu, mais Disney espère qu’elle sera rentable en 2023 ou 2024 et que son nombre d’abonnés passera de 25 millions à une fourchette d’entre 40 et 60 millions. Lancée l’an dernier, la plateforme ESPN+, le pendant numérique de la chaîne sportive américaine, a perdu 136 millions de dollars américains au quatrième trimestre. La direction anticipe qu’elle sera rentable en 2023 et qu’elle aura entre 8 et 12 millions d’abonnés en 2024 (elle compte actuellement 2 millions d’abonnés).
Un marché en croissance
Le grand potentiel du marché de la diffusion en continu incite toutefois entreprises et actionnaires à la patience. Il y aurait près de 200 millions de personnes abonnées à au moins un service de diffusion en continu dans le monde, selon Mark Mahaney, de RBC Marchés des Capitaux. Netflix domine le marché avec ses 148,9 millions d’abonnés. En comparaison, la télévision câblée compte 1 milliard d’abonnés et l’analyste voit ces câblés comme de potentiels futurs convertis à la diffusion continue.
Le marché est assez grand pour que Disney et Netflix ne se marchent pas sur les pieds, croit Michael Newton, gestionnaire de portefeuille chez Newton Group, une division de Scotia Gestion de patrimoine. «L’audience est vraiment large. C’est certain qu’il y aura des perdants et des gagnants, mais la demande est là», commente le gestionnaire de Toronto qui se dit optimiste pour les deux sociétés.
D’autres entreprises lorgnent aussi leur part du gâteau. Apple (APPL, 199,95 $ US) a annoncé qu’elle lancerait son service, mais les rares détails dévoilés a laissé les analystes sur leur faim. La télécom AT&T (T, 30,38 $ US), qui a mis la main sur Warner Bros, devrait présenter son plan l’automne prochain. NBCUniversal, une filiale du câblodistributeur Comcast (CMCSA, 42,92 $ US), planifie lancer son service en 2020. Amazon (AMZN, 1 899,97 $ US) est déjà dans les rangs avec son service Amazon Prime. La forte concurrence à venir a convaincu Walmart (WMT, 99,54 $ US) de renoncer à se lancer ; l’ampleur de l’investissement l’aurait découragé.
«Ironiquement», cette concurrence pourrait être une bonne nouvelle pour Netflix, croit Kannan Venkateshwar, de Barclays. Il note que les médias traditionnels, comme Disney, lancent des services qui visent un public précis (les familles, les amateurs de sports ou les adultes). «Netflix devient ainsi un des rares joueurs à s’adresser à toutes les clientèles, commente l’analyste. Son rôle s’apparente à celui de la chaîne généraliste d’autrefois. L’arrivée de nouveaux services spécialisés met l’accent sur la valeur ajoutée de Netflix pour le consommateur.»
Michael Pachter, de Wedbush Securities, pense au contraire que le marché est plus serré qu’il n’y paraît. Netflix a déjà fait le plein de consommateurs aisés, un segment où l’intérêt pour son service est plus fort, selon un des rares analystes qui recommandent la vente du titre. Les nouveaux abonnés viendront ainsi majoritairement des ménages à faible revenu. «Par la force des choses, ils sont plus sensibles au prix», ajoute-t-il. Aux États-Unis, Disney+ sera offert à 6,99 $ US, un prix inférieur aux 12,99 $ US que demande Netflix. Hulu, une plateforme détenue majoritairement par Disney depuis l’acquisition de Fox, remporte un certain succès avec sa nouvelle formule d’abonnement soutenue par la publicité à 5,99 $ US.
Le public a toujours raison…
La majorité des analystes s’entend pour dire que le ménage moyen devrait s’abonner à deux ou trois services, une fois que la diffusion continue aura atteint une certaine maturité. Pour faire partie du lot, les productions de Disney et de Netflix devront convaincre les téléspectateurs de payer pour y accéder.
En tant que spécialiste de l’investissement et «grand consommateur de divertissement», M. Newton pense que Netflix est indélogeable et profite de l’avantage d’avoir été le «premier» dans le marché. «Leur plateforme crée une dépendance, constate-t-il. Ils recourent à des algorithmes pour comprendre vos goûts selon vos écoutes passées dans le but de soutenir votre intérêt.»
À la faveur du fort achalandage sur son application, Netflix accumule une foule de données sur vos habitudes d’écoute. L’utilisateur moyen y passe 90 minutes par jour. La plateforme accaparerait près de 26 % du trafic mondial destiné à la vidéo en continu, devant YouTube, à 21 % et Amazon, à 6 %, selon le rapport «Global Internet Phenomena», de Sandvine. Ces données convainquent Neil Macker, de Morningstar, que la société a un avantage concurrentiel non négligeable pour comprendre les goûts et les comportements de ses abonnés.
Cette popularité agit comme une force gravitationnelle qui attire les plus grands talents d’Hollywood, ajoute M. Newton. Il donne en exemple le nouveau film de Martin Scorsese, Irishman, qui sortira sur la plateforme cet automne. La société a aussi signé des ententes exclusives avec des personnalités bien en vue, dont le couple présidentiel Obama, qui devrait produire des documentaires, Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal) et Ryan Murphy (American Horror Story, Glee).
M. Pachter croit, au contraire, qu’on surestime la supériorité des émissions de Netflix. En fait, 14 des 20 plus populaires séries sur Netflix, aux États-Unis, en 2018, appartenaient à d’autres studios qui lui ont vendu les droits de diffusion, souligne l’analyste qui cite des données de Jumpshot publiées dans un article de Recode.
Les rediffusions sont fort populaires. Bien des téléspectateurs dépassés par l’abondance de séries en cours (un sommet historique de 495 en 2018 chez nos voisins du sud) optent tout simplement pour la nostalgie. Netflix aurait payé 100 M $ US pour conserver les droits de diffusion de la sitcom Friends en 2019.
Ensemble, Disney, NBCUniversal et Warner Bros représentaient 45 % des minutes écoutées sur Netflix en octobre 2018, selon des données de la firme Nielsen citées par le Wall Street Journal. Or, maintenant que ses trois anciens partenaires planifient de lancer leur propre plateforme, «Netflix est à risque de perdre une bonne part de ses émissions les plus populaires, et ce, après avoir augmenté ses prix», commente M. Pachter.
Disney ne donne pas sa place non plus à Hollywood, avec ses personnages animés ainsi que les acquisitions de Pixar, Marvel, Star Wars et, plus récemment, les studios Fox. En 2018, les premier, deuxième et quatrième films ayant généré le plus de revenus au Box-Office international sont sortis des studios de Disney (Panthère noire, Avengers : La guerre de l’infini et Les Incroyable 2, dans l’ordre). Le départ fracassant d’Avengers : Phase finale, sorti à la fin avril, pourrait faire en sorte qu’il soit le film le plus rentable de tous les temps, détrônant Avatar. «Ils ont la recette secrète pour enchaîner les succès, commente Barry Schwartz, directeur des placements chez Baskin Wealth Management, en entrevue téléphonique. C’est vrai qu’il y a eu la performance mitigée de Dumbo dernièrement, mais ils font rarement d’erreurs.»
Richard Greenfield, de BTIG, est moins optimiste. Il croit que les investissements de 1 G $ US prévus en 2020 dans le nouveau contenu (qui progresseront à 2,5 G $ US en 2024) sont trop modestes pour attirer les 60 à 90 millions d’abonnés visés d’ici 2024, qui voudront plus de contenus originaux, selon lui. «C’est trop facile de se désabonner dans un monde de service direct au consommateur», rappelle-t-il.
… mais l’actionnaire doit aussi y trouver son compte
Netflix et Disney auront beau accumuler les succès, elles devront tôt ou tard démontrer que leur modèle d’entreprise est rentable à long terme.
M. Schwartz pense que l’intensification de la concurrence rend difficile un éventuel retour à la rentabilité pour Netflix. «Elle a un pouvoir d’attraction formidable aux États-Unis et à l’international, concède le directeur des placements. Ils ont fait un bon travail et je ne pense pas que les concurrents vont la dépasser. Par contre, je vois difficilement comment ils vont augmenter leurs prix maintenant que Disney et Apple vont offrir leurs services à un prix plus bas.»
M. Mahaney, de RBC Marchés des Capitaux, croit au contraire que Netflix a la marge de manoeuvre pour augmenter ses prix. Au même titre que M. Schwartz, il note que Netflix a un fort pouvoir d’attraction à l’étranger. Un sondage réalisé par RBC Marchés des Capitaux note que la satisfaction des utilisateurs à l’international (Royaume-Uni, France, Allemagne, Brésil et Japon) est encore plus élevée qu’aux États-Unis. «C’est une opinion à contre-courant, mais je pense que les activités internationales seront appelées à être encore plus rentables en raison de la plus faible concurrence dans ces marchés», commente l’analyste.
La barre est plus basse pour Disney+, croit M. Schwartz. La société doit atteindre au moins 60 millions d’abonnés pour être rentable en 2024. «Je pense qu’ils atteindront aisément leur cible de 60 millions d’abonnés d’ici 2024. Je pense même qu’ils dépasseront cette cible assez rapidement.»
Cette boîte à lunch Star Wars et cette figurine de La Reine des neiges sont d’autres armes dans l’arsenal de Disney. «Elle a des marques d’une énorme valeur, que ce soit les personnages animés, les héros de Marvel ou ceux de Star Wars, poursuit M. Schwartz. Elle peut faire des ventes croisées avec les films, les parcs ou les jouets. Ça fait en sorte qu’un dollar dépensé en contenu a des retombées de tellement de manières différentes, un atout que n’a pas Netflix.»
Il pense que Disney est une belle entreprise à détenir à long terme. La société est disciplinée dans ses dépenses et elle génère de généreux flux de trésorerie, explique-t-il. Après les investissements de démarrage de Disney+, il pense que la société sera en mesure de relancer son programme de rachat d’actions en 2020. Il croit aussi qu’elle sera en mesure d’obtenir des synergies de Fox.
L’incursion de Disney dans le marché de la diffusion continue était inévitable en raison des changements d’habitudes des consommateurs, juge la grande majorité des experts. Par contre, la décision ne se prend pas sans renoncement. En retirant ses créations de Netflix, Disney renonce à près de 150 M $ US en redevances annuelles. «Entre temps, ça va faire mal à Disney», prévient Cimon Plante. Le gestionnaire de portefeuille à Financière Banque Nationale, à Montréal, a déjà eu une position dans le titre, mais s’en est départi tandis que la tendance de désabonnement au câble a été plus forte que ce qu’il avait prévu. «Il faut s’attendre à ce que ce soit difficile pour Disney, de rentabiliser toutes ces nouvelles plateformes médiatiques pendant qu’elle va perdre des clients de la télévision traditionnelle (Disney Channel, ABC, ESPN, et autre).»
Doug Creutz, de Cowen, croit, pour sa part, que le modèle d’affaires de la diffusion en continu n’est pas aussi rentable que l’ont été les chaînes télévisées traditionnelles. «De plus, le marché compte de nouveaux joueurs aux poches pleines qui n’ont pas l’obligation de réaliser un bénéfice», nuance-t-il.
Combien ça vaut ?
Les deux actions de Disney et de Netflix sont bien différentes. Le titre de Netflix s’échange à 88 fois les bénéfices des 12 prochains mois. Précisons que l’entreprise affiche des pertes de trésorerie, mais que les amortissements lui permettent d’enregistrer un bénéfice comptable. Sans être un titre valeur, Disney s’échange à un plus modeste un multiple de 20,6 fois.
Le multiple astronomique de Netflix repose sur le scénario, optimiste, selon lequel la société connaîtra une hausse substantielle de sa rentabilité. Cela n’est possible que si Netflix parvient à élargir sa base d’abonnés à un moment où elle peut augmenter ses prix et modérer ses investissements dans le contenu.
Les estimations de M. Mahaney, de RBC Marchés des Capitaux, donne une idée de la manière dont les investisseurs optimistes évaluent le titre. L’analyste pense que d’ici 2023, Netflix sera en mesure de générer un bénéfice annuel par action d’entre 19 $ US et 26 $ US. Avec un multiple d’entre 23 et 30 fois, une prime que l’analyse juge méritée, cela pourrait donner une action entre 475 $ US et 750 $ US.
À l’opposé, M. Pachter pense que le titre vaut beaucoup moins que ce qui lui accorde le marché. Sa cible est de 183 $ US, soit près de la moitié de son cours au moment de mettre sous presse. Il émet l’hypothèse que Netflix améliore progressivement ses flux de trésorerie pour générer 5,5 G $ US en liquidités en 2028, contre une perte de 3 G $ US en 2018. En lui accordant un rendement de trésorerie de 5 % en 2028, le titre vaudrait 240 $ US à ce moment-là, si aucune action n’est émise d’ici là. «En ramenant cela en valeur d’aujourd’hui, on arrive près de notre cible de 183 $ US.»
Richard Greenfield, de BTIG, pense que le marché s’enthousiasme trop à propos de Disney. Pour l’instant, il note que les actionnaires sont plus enthousiastes, ce qui lui fait passer sa recommandation de «vendre» à «neutre». Le dévoilement de Disney+ a donné un élan au titre, ce qui l’incite à ne plus recommander de vendre le titre. Par contre, la comparaison avec 2019 sera plus difficile en 2020. La cuvée 2019 (Avengers, La Reine des neiges 2, Le Roi Lion et Star Wars) risque d’être difficile à surpasser, selon lui. Il pense aussi que la tendance de désabonnement au câble suscitera encore des déceptions. L’élan pourrait ne pas résister à 2020.
M. Schwartz comprend que certains investisseurs soient refroidis par la récente montée du titre. Il juge cependant qu’il est attrayant sur une période de cinq ans. Il pense que la société sera en mesure de générer un bénéfice par action de 10 $ US d’ici cinq ans, ce qui pourrait amener le titre aux alentours de 200 $ US, à un multiple de 20 fois. «Ce n’est pas déraisonnable pour une bonne entreprise», ajoute-t-il.
D’ici là, Netflix et Disney en mettront sûrement plein la vue à ses cinéphiles et téléspectateurs, mais le suspense sur la fin du film demeure. Leurs actionnaires vivront-ils heureux et feront-ils beaucoup d’argent ?