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Est-ce le temps des vacances?

Stéphane Rolland|Édition de la mi‑mai 2021

Est-ce le temps des vacances?

(Photo: 123RF)

Confinés pendant plus d’un an, plusieurs voyageurs rongent leur frein et rêvent de prendre le large. La «revanche des touristes»pourrait représenter une forte demande latente pour l’industrie, mais les investisseurs ne doivent pas nécessairement se ruer vers les titres du tourisme.

Après le papier de toilette, les vélos et le bois de construc-tion, seraitil possible que la prochaine pénurie en soit une de chambres d’hôtels, de billets d’avion et de tours guidés ? C’est du moins ce qu’entrevoit Keith Barr, PDG d’Intercontinental Hotels Group (IHG, 68,12 $US).

«Dans les marchés déjà ouverts, nous observons une grande hausse des réservations, a-t-il dit dans une entrevue à MarketWatch à la fin avril. À certains endroits, je pense que la demande pourrait dépasser l’offre à court et à moyen terme.»Il y a une demande latente pour le voyage qui n’attend que l’assouplissement des mesures sanitaires pour s’exprimer, croit Marc-Antoine Vachon, titulaire de la Chaire de tourisme Transat de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. «Les gens piaffent d’impatience, commente-t-il en entrevue. Le voyage pour plusieurs est devenu un besoin fondamental et je ne pense pas que les gens soient prêts à y renoncer.»

Les mesures sanitaires ne sont pas encore levées et il reste encore plusieurs défis pandémiques, mais le retour à la normale pour l’industrie du tourisme pourrait ne pas être si éloigné, prédit le professeur spécialisé en marketing touristique. «Je vous dirais qu’on peut s’attendre à un retour à la normale d’ici 18 mois avant que le niveau d’activité redevienne intéressant. On ne parle pas de cinq ans.»

L’expérience traumatisante collective que nous avons vécue ne semble pas non plus avoir rendu les voyageurs durablement plus craintifs quant à leur plan de voyage. Même les dirigeants des croisiéristes, qui ont fait la manchette pour des cas d’éclosions sur leur navire, émettent des commentaires encourageants sur les réservations. «Il y a beaucoup de mordus de croisière qui ont hâte de reprendre leurs habitudes, constate Marc-Antoine Vachon. Les compagnies ont travaillé pour rassurer la clientèle. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des gens d’oublier vite les inquiétudes du passé.»

Aux États-Unis, la campagne de vaccination est plus avancée et l’appétit retrouvé des Américains pour le tourisme pourrait être annonciateur de la reprise mondiale à prévoir. À l’échelle du pays, nos voisins du Sud ont accumulé une épargne forcée de 1 700 milliards de dollars américains (G$US) depuis le début de la pandémie, selon Bloomberg. C’est un bassin important de consommateurs ayant les moyens d’effectuer de grosses dépenses consacrées aux loisirs.

Environ 67 % des Américains prévoient voyager cet été, selon un sondage de TripAdvisor. Andrew Boone, de JMP Securities, compare ce chiffre avec un sondage d’Allianz Global réalisé en 2019 qui laisse entendre que ce chiffre n’aurait été que de 49 % l’été précédant la pandémie. Il note aussi que les recherches d’hôtel sur Google atteignent un sommet de 12 mois.

Si la vaccination nourrit les espoirs, des risques perdurent et la pandémie est encore loin d’être terminée. Le sursaut pandémique aux îles Seychelles, une destination touristique prisée située dans l’ouest de l’océan Indien, constitue une mise en garde. Au début de mai, le pays pouvait se targuer d’avoir le taux de double vaccination le plus élevé (61 %) au monde. Or, l’archipel doit composer avec une explosion de cas qui l’a forcé à prendre de nouvelles mesures sévères de confinement.

En regardant l’évolution de la situation pandémique en Inde et la propagation de différents variants du COVID-19 à travers le monde en dépit des mesures de contrôle plus serrées aux frontières, l’équipe de recherche de JP Morgan pour l’Asie-Pacifique croit qu’il est encore trop tôt pour élargir «la bulle touristique».

Le chemin à court terme pourrait demeurer volatile, mais la tendance est favorable à long terme pour le secteur du tourisme, selon Dan Ahrens, gestionnaire de portefeuille du FNB Advisor Shares Hotel (BEDZ, 24,45 $US). La firme a lancé ce fonds à la fin avril dernier pour offrir un véhicule permettant de profiter du sursaut de la demande à court terme, mais elle souligne que l’industrie touristique connaissait une croissance structurelle depuis les années 1950 avant le choc pandémique. «Nous pensons qu’il y a une demande latente qui est très large à court terme, explique en entrevue le financier basé à Dallas, au Texas. Peu importe ce qui adviendra à court terme, nous pensons que le secteur touristique est une excellente industrie à long terme. On peut s’attendre à ce qu’il y ait encore plus de voyages à l’avenir.»

 

Le bon prix

Dans l’hypothèse d’un retour à la normale, la reprise économique s’annonce en effet prometteuse. L’industrie du tourisme a fondu de près de la moitié en 2020, selon le World Travel & Tourism Council.

Le secteur représentait 9 200 G$US d’activité économique en 2019 pour chuter de 49 % à 4 700 G$US en 2020, selon les données de l’organisme. En 2019, le tourisme représentait 10,9 % du produit intérieur brut (PIB) mondial contre seulement 5,5 % en 2020.

Si la reprise pointe à peine pour l’industrie, les évaluations en Bourse, pour leur part, anticipent déjà une reprise. Le Solactive Travel & Leisure Index a perdu 57 % de sa valeur au début de la pandémie. Depuis, l’indice a pratiquement doublé depuis son creux d’avril 2020 et se retrouve seulement 16 % sous le niveau d’avant la pandémie.

Scott Opsal, directeur de la recherche chez Leuthold Group, croit que les titres du secteur du tourisme ont récupéré trop rapidement les gains perdus par rapport aux fondamentaux. Il juge que la reprise ne sera pas pleinement réalisée avant 2023. Or, le marché semble tenir compte de la reprise de 2023, «qui ne surviendra que dans deux ans et demi». «En prenant pour hypothèse que ces entreprises étaient justement évaluées avant la crise, cela voudrait dire qu’il ne faut pas s’attendre à des gains pour les actions avant au moins deux ans.»

Dan Ahrens juge qu’il est «ridicule»de croire que toute la reprise est déjà prise en compte par le marché. «Il y a encore beaucoup de choses qui restent à savoir et on ne sait pas comment la reprise se déroulera. Nous pensons qu’il reste encore plein de potentiel haussier.»

Cimon Plante, gestionnaire de portefeuille à la Financière Banque Nationale, se situe à mi-chemin entre l’opinion des deux gestionnaires. Pour sa part, il n’a pas misé sur le thème du tourisme dans ses portefeuilles. «Je pense qu’il n’y a pas d’aubaines dans le secteur, mais je crois qu’il pourrait encore avoir de la place pour davantage de gains.»

Il rappelle que le consommateur, en moyenne, est dans une meilleure posture parce qu’il a réduit son endettement et a augmenté ses épargnes durant le confinement. «Je m’attends à ce que la demande soit très forte pour les trois prochaines années. Les entreprises vont avoir une capacité de hausser les prix qu’on sous-estime aujourd’hui.»

Avec le recul, c’est la force de la reprise du tourisme qui déterminera si les évaluations d’aujourd’hui étaient adéquates. Le transporteur aérien Air Canada (AC, 25,95 $) offre un exemple concret du débat sur l’évaluation. Les analystes s’entendent pour dire que l’entreprise a des réserves suffisantes pour passer au travers de la crise et qu’elle profitera d’une éventuelle normalisation de ses activités.

Contrairement au décollage des activités espéré, le potentiel de son titre ne fait pas consensus. L’action s’échange encore à la moitié du cours qu’il avait au sommet d’avant la pandémie, mais le titre a tout de même rebondi de 69 % depuis son creux d’octobre. La majorité des analystes (13 sur 18) émettent une recommandation d’achat, mais certains appellent tout de même à la prudence. Pour sa part, Kevin Chiang, de Marchés mondiaux CIBC, croit que les premiers signes de réservations pour l’hiver 2022 laissent entrevoir une forte reprise. À l’opposé, Matthew Lee, de Canaccord Genuity, pense qu’Air Canada n’aura retrouvé en 2023 que 90 % de sa capacité de 2019. Il juge que le marché surestime la rapidité de la reprise.

 

Le loisir avant les affaires

Dans son fonds qu’il gère, Dan Ahrens a une préférence pour les titres liés aux loisirs plutôt que pour ceux plus exposés aux voyages d’affaires. Le gestionnaire surpondère les groupes hôteliers associés à des casinos, comme Wyndham (WH, 74,33 $US) ou Boyd Gaming (BYD, 59,56 $US). Il aime également Airbnb (ABNB, 138,19 $US), qui serait exposé davantage au tourisme individuel. «Je pense que la reprise du voyage d’affaires prendra plus de temps.»

Cimon Plante partage également cet avis. «Si j’étais votre lecteur, c’est sûr que j’éviterais les chaînes d’hôtels qui misent beaucoup sur le voyage d’affaires ou les congrès, explique Cimon Plante. Ça va être quoi, la nouvelle réalité ? Est-ce qu’il y aura autant de congrès ? Est-ce que les employés vont vouloir continuer de faire des voyages aussi fréquemment ? Je pense que le modèle est appelé à changer. C’est gagnant-gagnant pour les employés qui veulent rester plus près de leur famille et pour les entreprises qui n’auront pas à payer de billets en classe affaires. Oui, les plus grandes chaînes pourront en profiter pour acheter de plus petites entreprises en difficulté, mais c’est une transition qui pourrait prendre du temps.»

 

Vente en ligne durable

Pour leur part, les agences de voyages en ligne sont un autre secteur du voyage appelé à renouer avec la croissance, croit Cimon Plante. La pandémie a donné un élan au commerce en ligne, et même avec le retour à la normale, le consommateur ne semble pas vouloir changer ses habitudes. Dans ce contexte, il pense que les agences en ligne peuvent tirer leur épingle du jeu et il croit que Booking (BKNG, 2270,01 $US) «est un meilleur opérateur».

À court terme, Booking semble désavantagée par rapport à Expedia en raison de sa plus grande exposition à l’Europe, où la campagne de vaccination avance plus lentement, ce qui incite James Hardiman, de Wedbush, à rester «neutre». À plus long terme, Brent Thill, de Jefferies, argumente que Booking se trouve en fait dans une meilleure posture. Il voit les 85 % à 90 % des revenus qui proviennent d’outre-mer comme un avantage de diversification. Sa forte présence en Europe et en Asie-Pacifique ne sera plus vue comme un inconvénient lorsque les autres pays rattraperont leur retard vaccinal. Il ajoute que Booking dégage des marges supérieures et qu’elle génère d’importants flux de trésorerie.

Les inquiétudes font en sorte que le titre demeure relativement abordable comparé à son historique et à ses pairs, selon l’analyste. Le titre s’échange à 15,5 fois ses prévisions de bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement (BAIIA) pour 2023. Ce multiple représente une plus-value de 12 % par rapport au Nasdaq tandis qu’il s’échangeait dans le passé à prime de 36 %. Avec la demande latente attendue, l’analyste pense que la société mérite un meilleur multiple.

Malgré l’effet de vague dont pourrait profiter le tourisme, le retour à la normale sera aussi à géométrie variable en ce qui concerne les bilans. Certaines entreprises ont dû s’endetter davantage pour survivre. C’est notamment le cas des croisiéristes, un des segments de l’industrie s’étant le plus endetté pendant la pandémie. La dilution de la participation des actionnaires et l’augmentation du service de la dette grugeront inévitablement les rendements futurs.

Plus pessimiste que la moyenne de ses collègues, Jamie Rollo, de Morgan Stanley, pense que les frais d’intérêts et les dépenses en capital (l’âge moyen de la flotte est de plus de 10 ans) pourraient faire en sorte que l’industrie ne parvienne pas à générer des flux de trésorerie notables avant 2023 ou même 2024. Autrement dit, tandis que les voyageurs semblent empressés d’oublier la pandémie, certaines entreprises ne parviendront pas si facilement à se départir des marques qu’elle aura laissées.