Google Cloud: est-il trop tard pour prendre la tête du nuage?
Alain McKenna|Édition de la mi‑avril 2020PLAN DE MATCH. Amazon et Microsoft ont grandement profité de la manne de l’infonuagique, un marché qui a presque...
PLAN DE MATCH. Amazon et Microsoft ont grandement profité de la manne de l’infonuagique, un marché qui a presque doublé de taille depuis 2015. Derrière eux, Alphabet, la maison-mère de Google, a finalement décidé de prendre d’assaut le nuage, avec pour objectif d’en devenir le plus important acteur à l’horizon 2023. Est-il trop tard ?
Cette cible ambitieuse a été fixée à la fin 2019 par le nouveau PDG de la filiale Google Cloud, Thomas Kurian, fraîchement arrivé d’Oracle. La société s’appuie déjà lourdement sur sa suite logicielle délocalisée G Suite (Gmail, Google Drive, etc.), qu’elle peut offrir aux entreprises de toute taille à un prix fort concurrentiel. Google espère maintenant que sa nouvelle division fera plutôt des gains importants du côté des services et de l’infrastructure en nuage destinés aux entreprises, un secteur plus lucratif.
Outre l’arrivée de Thomas Kurian, la restructuration survenue à la tête d’Alphabet, en décembre, qui vise à donner plus de latitude à son nouveau grand patron, Sundar Pichai, contribuera probablement à la croissance de sa division infonuagique. Sundar Pichai apporte une nouvelle volonté d’être plus transparent auprès des actionnaires, d’une part, et une culture d’entreprise qui collera davantage à l’évolution du marché, plutôt qu’aux racines d’Alphabet, liées à la recherche et à la publicité sur la Toile.
Ce virage vers l’infonuagique en entreprise a aussi comme objectif plus large de réduire la dépendance de l’entreprise de Mountain View envers la publicité numérique, un secteur de plus en plus concurrentiel et réglementé. L’an dernier, la publicité représentait encore 90 % des revenus d’Alphabet. Pendant que ce marché stagne, celui des services infonuagiques est en surchauffe.
« Dans plusieurs années, quand on regardera en arrière, on verra 2019 comme le moment où Google a pris un virage critique. [Google] traîne derrière les filiales Amazon Web Services (AWS) et Microsoft Azure, mais aurait déjà dû être un joueur dominant du secteur infonuagique. Historiquement, Google a toujours eu l’ADN pour l’être, mais n’avait pas une culture d’entreprise favorisant la relation client-vendeur du marché des entreprises », observe Michael Levine, de Pivotal Research.
Acquisitions et embauches en vue
Plus concrètement, l’émergence accélérée de Google Cloud se fera de deux façons : par acquisitions et à coups d’embauches de spécialistes des services infonuagiques destinés à certaines industries très précises. À l’heure actuelle, Google Cloud emploie l’équivalent de seulement 10 % de la main-d’œuvre totale d’AWS. Elle devra donc remplumer ses effectifs pour soutenir sa croissance. Outre Thomas Kurian, d’autres grandes pointures des TI ont déménagé leurs affaires d’Oracle, de SAP, et même d’Amazon et de Microsoft, vers Mountain View. La structure salariale au sein de Google Cloud a du même souffle été revue afin d’accroître la part du salaire qui est liée aux volumes de ventes.
Dans une présentation interne effectuée plus tôt cet hiver, M. Kurian a expliqué vouloir cibler cinq industries en particulier : la santé, le commerce de détail, les services financiers, le monde du divertissement et le secteur manufacturier. Dans tous les cas, il souhaite faire des gains rapides dans les marchés internationaux, à l’extérieur de l’Amérique du Nord.
Google n’est pas non plus timide en matière d’acquisitions. L’achat de l’expert britannique en gestion des ressources infonuagiques Looker, finalisé en février dernier pour un montant de 2,6 milliards de dollars américains (G$ US), témoigne de cette volonté de prendre une plus grosse part du gâteau dès maintenant. La transaction a donné un élan au titre après son annonce en juin et a séduit les analystes.
« L’entreprise a également l’intention d’élargir ses partenariats déjà existants (comme celui qui la lie à VMWare) », précisent Eric Sheridan et Alexandra Steiger, de UBS Securities. Même s’ils recommandent le titre d’Alphabet, les analystes affichent un certain scepticisme quant aux ambitions à court terme du géant californien dans l’infonuagique. « -Google Cloud continuera de traîner derrière AWS et Microsoft dans l’infonuagique publique. » Cette opinion est partagée par Michael Levine, de Pivotal Research.
Numéro un, deux… ou trois ?
Si Google Cloud n’est pas le numéro un de l’infonuagique en 2023, peut-elle se contenter du deuxième ou du troisième rang ? C’est certainement plus facilement atteignable, vu les parts de marché de tout le monde dans ce créneau. De toute façon, l’infonuagique est vaste : sa valeur anticipée de 266 G$ US en 2020 continuera de croître, pour atteindre 355 G$ US en 2022, selon Gartner.
Étant donné l’écrasante présence de Google dans la recherche en ligne, dans la mobilité et même dans les applications web tout court, on s’attendrait à ce que Google Cloud soit un joueur dominant dans l’infonuagique. Or, c’est loin d’être le cas. AWS domine, même si sa part du marché mondial s’effrite. À environ 47 % en 2018, elle est passée à 33 %, à la fin de l’an dernier, selon la firme Synergy Research. Microsoft Azure suit avec 18 %, en hausse de 3 % comparativement à 2018. Google Cloud représente un mince 8 % (4 % en 2018) et est talonnée par le chinois Alibaba, à 5,4 %.
Pour Alphabet, qui a publié les chiffres relatifs à Google Cloud pour la première fois cet hiver, la croissance demeure soutenue. Ses revenus de 8,9 G$ US en 2019 représentent une progression de 53 % en un an (5,8 G$ US). C’est une goutte d’eau pour Alphabet, dont les revenus totaux ont été de 161 G$ US, l’an dernier.
Comme l’indiquait Gartner dans son portrait d’industrie en début d’année, c’est insuffisant pour assurer la pérennité de Google Cloud. « -On assiste à une croissance soutenue de bout en bout du secteur, mais le marché de l’infonuagique est dans une phase de consolidation qui avantage les fournisseurs les plus dominants et qui finira par faire perdre des parts de marché aux plus petits joueurs, qui vont devoir se nicher », résume Sid Nag, vice-président à la recherche de la firme américaine.
Les analystes les plus optimistes pensent que Google Cloud pourrait pratiquement doubler ses revenus en 2020, qui frôleraient ainsi les 20 G$ US. Ce serait bien, mais c’est encore insuffisant pour déloger ses deux plus gros rivaux. Microsoft Azure a bondi de 73 % au dernier trimestre et pourrait doubler ses revenus elle aussi en 2020. C’est plus difficile du côté d’Amazon, où la croissance ralentit chaque trimestre depuis cinq ans, mais, en maintenant sa croissance aux environs de 33 %, elle générerait tout de même des revenus de 47 G$ US.
Pour Alphabet, il reste à voir si le marché infonuagique se terminera par une course à deux ou à trois joueurs, et à espérer qu’il n’est pas trop tard pour corriger le tir.