Détrôner le $US ne sera pas une mince affaire. (Photo: 123RF)
Voyons quelques chiffres. Selon la base de données COFER du FMI, alors que le dollars américain accaparait jadis une part de 72% des réserves des banques centrales dans le monde, celle-ci a baissé à 58,4% en 2022. Eurizon SLJ Asset Management évalue que cette chute, quand on tient compte des taux de change, a été en réalité de 11 points de pourcentage en 2022, abaissant la part du $US à 47%.
«Le statut du dollar subit une détérioration, et cette tendance de s’accélérer», dit Yanick Desnoyers, vice-président, recherche économique, à Addenda Capital.
Il n’y a que dans le gigantesque marché des transactions de devises où le $US règne en maître absolu sans broncher, étant la monnaie de contrepartie dans 88% des transactions, selon la Banque des règlements internationaux. Cette part n’a fléchi que de deux points de pourcentage depuis 1988, année où elle était de 90%.
Dans les transactions commerciales mondiales, le $US retient la part du lion, remontant même légèrement d’environ 50% en 2000 à environ 54%, selon une récente étude de Services économiques TD. Par ailleurs, au chapitre des transactions internationales bancaires, après avoir explosé à une part de 78% au début des années 1980, le $US a lentement décliné au niveau de 48% en 2022.
Thomas Torgerson, directeur général et co-responsable des notations souveraines chez DBRS Morningstar, apporte un éclairage inattendu sur le sujet. «L’utilisation du dollar dans les réserves internationales a en fait augmenté, dit-il : le total des réserves mondiales a plus que sextuplé depuis 1999 et a plus que doublé en pourcentage du PIB mondial. Les réserves en dollars américains sont passées d’environ 10% du PIB américain en 1999 à plus de 25% en 2022. Puisque les gestionnaires des réserves mondiales diversifient clairement leurs avoirs (qui augmentent), je ne parlerais pas de “dédollarisation”.»
Un privilège exorbitant
Le «privilège exorbitant» du dollar américain, comme l’a caractérisé le president français Valéry Giscard d’Estaing, a permis jusqu’ici aux États-Unis de soutenir un important déficit commercial et leur a donné une grande latitude pour mener les politiques intérieures et internationales de leur choix, explique Vikram Rai, économiste senior chez Services économiques TD. Par exemple, ajoute Yanick Desnoyers, le géant américain bénéficie d’un considérable bénéfice de «seignoriage» (intérêts gagnés sur la production et l’émission de devise), lui permettant de soutenir à faible coût d’immenses déficits et une dette de plus en plus lourde.
La contrepartie de ce privilège «est que les autres pays n’en jouissent pas, fait ressortir Vikram Rai. Historiquement, le coût pour ces pays a été une difficulté plus grande à financer leurs déficits commerciaux et gouvernementaux.»
Mais un point d’inflexion est survenu quand l’administration américaine a décidé de geler les réserves en devises de la banque centrale de Russie détenues dans le compte de ce pays à la Réserve Fédérale américaine et dans d’autres banques centrales du monde. Cette initiative a incité un certain nombre de pays à multiplier les moyens de réduire leur dépendance à l’endroit du $US. Il faut dire que ce n’est pas la première fois que les États-Unis recouraient aux sanctions financières, ayant déjà ciblé la Lybie, la Syrie, l’Iran et le Vénézuéla au cours de la dernière décennie. L’offensive contre la Russie n’a fait qu’exacerber un vieux contentieux.
Ainsi, le Brésil et la Chine sont convenus de mener leurs transactions commerciales en yuans. L’Inde effectue ses achats de pétrole russe avec des dirhams des Émirats arabes unis, et les membres du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) viseront à leur sommet de cet été à faciliter les échanges commerciaux dans une nouvelle monnaie commune. Même la société française TotalEnergies (TTE) a conclu une première transaction de gaz naturel en yuans en mars dernier.
Un long chemin à parcourir
Détrôner le $US ne sera pas une mince affaire. «La dédollarisation, reconnaît Eurizon, exigerait qu’un vaste et complexe réseau d’exportateurs et d’importateurs, de négociants en devises, d’émetteurs de créances et de prêteurs décident indépendamment d’avoir recours à d’autres devises. Peu probable.»
Mais pas impossible. En guise d’avertissement, Allianz Global Investors rappelle la déconfiture de la livre sterling qui a été la monnaie de réserve internationale pendant cent ans jusqu’au milieu du 20e siècle. À partir de 1950, la part de la livre dans les réserves des banques centrales est passée de 60% à moins de 5% au milieu de la décennie 1970. Sa valeur, qui était de 4 $US en 1950, est tombée à la quasi-parité au milieu de la décennie 1980.
Quand le «privilège exorbitant» du $US arrivera à son terme, en conviennent les observateurs, l’économie américaine va subir un choc considérable : les taux d’intérêt vont monter, l’investissement va fuir le pays, les consommateurs vont s’appauvrir. On peut soupçonner que le Canada sera à la traîne.
Une plus grande menace est une négligence fiscale persistante
Une étude de Bank of America Securities (BofA : US Dollar’s Dominance, Privilege Are Here To Stay – BRICS, Yuan & Crypto Are Not Alternatives (msn.com)) ne voit pas le règne du dollar s’écrouler de sitôt, par contre elle reconnaît un facteur susceptible d’accélérer sa chute : une négligence fiscale persistante.
Yanick Desnoyers le voit du même œil. «À un moment où le taux de chômage est à seulement 3,4%, dit l’économiste, les États-Unis devraient être en situation de surplus budgétaire, à récolter des quantités d’impôts. Al lieu de cela, ils sont pris avec un déficit budgétaire de 1,9 billion $US et un ratio dette/PIB démesuré (123%). On s’oriente vers une crise du soutien de la dette si les administrations à venir n’ont pas le courage de bien administrer leurs dépenses. Si le monde perçoit une crise de soutien, la détérioration du statut du dollar pourrait s’accélérer. Ça ne surviendra pas demain matin, mais les perspectives sur 10 ans ne sont pas roses.»
«Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas de concurrents à court terme aux marchés financiers américains en termes de taille et de liquidité», explique Thomas Torgerson. En effet, sur tous les marchés, l’euro est très loin derrière le dollar, et le yuan encore plus loin.
Toutefois, certains observateurs ne prévoient pas un basculement soudain vers une seule monnaie alternative comme l’euro ou le yuan. Ils envisagent plutôt un glissement croissant vers un monde multipolaire où certaines monnaies auraient des hégémonies régionales, par exemple le $US dans les Amériques, l’euro en Europe et dans certaines parties de l’Afrique, le yuan et le yen en Asie. À cette configuration, Vikram Rai ajoute un nouveau venu, susceptible d’ailleurs d’accélérer la chute du $US : les monnaies numériques des banques centrales en développement partout dans le monde.
Un texte de Yan Barcelo pour Morningstar
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