Ils arrivent au Québec avec une nouvelle vie et un historique de crédit à bâtir. Mais alors qu'ils démarrent avec ...
Ils arrivent au Québec avec une nouvelle vie et un historique de crédit à bâtir. Mais alors qu’ils démarrent avec un pas en arrière, les immigrants de première génération ont bien souvent une longueur d’avance en matière de gestion des finances personnelles. Leçons d’épargne.
En janvier 1993, Sussy Galvez débarque à Montréal avec pour seules possessions une valise, 100 dollars et un baccalauréat en économie. «Il faisait -40 °C, mais j’avais 26 ans et beaucoup de rêves», raconte cette sympathique Québécoise d’origine péruvienne avec un accent chantant.
La récession qui sévit alors refroidit toutefois ses ardeurs. À défaut d’un emploi d’analyste financière, comme elle occupait à Lima, la jeune femme prend un boulot de caissière dans une fruiterie de Saint-Hubert. C’est d’ailleurs dans cette banlieue de la rive sud de Montréal qu’elle a trouvé refuge avec ses parents et cinq de ses frères et soeurs, tous arrivés au pays en même temps pour fuir la violence terroriste du Sentier lumineux. «Ce n’était pas l’idéal, mais j’ai vu l’occasion plutôt que les difficultés : je pouvais parler avec les clients et apprendre le français !»
Elle a passé quatre ans derrière la caisse de la fruiterie, tout en poursuivant différentes formations à HEC Montréal et en accouchant d’une petite fille, qu’elle élèvera seule. En 1997, elle décroche un boulot au service à la clientèle du centre d’appels Visa de la Banque royale du Canada. À partir de ce moment, Sussy Galvez gravit lentement les échelons dans le secteur des services conseils financiers et continue d’étudier jusqu’à obtenir son diplôme de planificatrice financière, en 2012. Aujourd’hui conseillère senior à la Banque Nationale, elle est aussi mentor auprès des nouveaux arrivants depuis sept ans, une mission qui lui tient particulièrement à coeur.
«L’immigrant vit déjà un choc culturel, mais il doit aussi bâtir un historique de crédit alors que dans plusieurs pays, ça n’existe pas», affirme cette spécialiste de la gestion de patrimoine. «C’est deux fois, trois fois plus dur pour lui de bien gérer ses finances personnelles. J’ai travaillé fort pour bâtir ma sécurité financière et celle de ma fille. Aujourd’hui, je redonne un peu à ceux qui arrivent ici.»
The Millionaire Next Door, un mythe?
Des immigrants qui se forgent un statut social à la sueur de leur front, le Québec n’en manque pas. Selon le bilan 2018 de l’État du marché du travail au Québec, publié en février 2019 par l’Institut de la statistique du Québec, près de 70 % de la croissance nette de l’emploi dans la province, depuis les 10 dernières années, s’observe chez les immigrants. Depuis 2016, le taux d’activité des immigrants – un Québécois sur dix – est d’ailleurs plus élevé que celui des natifs !
Grâce à leur frugalité, les immigrants de première génération sont-ils plus riches que les natifs, comme le suggérait feu Thomas J. Stanley dans son livre à succès The Millionaire Next Door ? Si les statistiques sont muettes à ce sujet, les spécialistes qui travaillent auprès des nouveaux arrivants en matière de finances personnelles vous le diront : de façon générale – et attention de ne pas les mettre tous dans le même panier -, les immigrants de première génération s’endettent moins et épargnent davantage que les Québécois qui sont nés ou qui ont grandi ici.
C’est par exemple ce que constate Wissam Salman, directeur des affaires multiculturelles pour le Québec et l’est de l’Ontario à la Banque Scotia. Rue Sherbrooke Ouest, à Montréal, la succursale située au rez-de-chaussée de la Tour Scotia, où nous avons rendez-vous, est l’une de celles qui reçoivent le plus de nouveaux arrivants au pays, selon lui. «On les voit souvent débarquer avec leurs valises !» dit-il.
Dès 2008, la Banque Scotia a mis sur pied un programme spécialement adapté aux besoins de la clientèle immigrante, BonDébut. Pour les résidents permanents et les travailleurs étrangers, il prévoit notamment un compte gratuit pendant un an, l’octroi d’une carte de crédit ou d’un prêt pour une voiture, voire celui d’un prêt hypothécaire, même si le client n’a pas d’antécédents de crédit au Canada.
N’est-ce pas risqué ? «Les nouveaux arrivants sont d’excellents payeurs», répond Wissam Salman. «Dans certains pays, traîner des dettes impayées ou faire un chèque sans provision est criminel. C’est une fausse croyance, mais certains ont peur qu’un mauvais crédit nuise à leur demande de citoyenneté. Ils ne veulent pas avoir de problèmes.»
Chez Desjardins, qui compte une équipe vouée aux nouveaux arrivants depuis 2011, on constate aussi une allergie au crédit chez plusieurs immigrants. «En matière de finances personnelles, c’est une clientèle qui est dans un cycle de vie accéléré», explique Pierre-Franck Honorin, directeur du développement de la clientèle internationale. «Ils ont quitté leur pays, où ils avaient une relation avec leur institution bancaire. Ici, personne ne les connaît et ils doivent se constituer un historique de crédit. Mais la première chose qu’ils nous disent souvent, c’est « Je n’ai pas besoin de crédit ». Il faut faire beaucoup d’éducation afin de les rassurer.»
De l’éducation financière, la banquière Gurjeet Arora en fait tous les jours à la succursale de la Banque Scotia du Quartier Dix30, qui compte beaucoup d’immigrants parmi sa clientèle. Elle-même fille de commerçants indiens – elle est arrivée au Québec à l’âge de quatre ans -, cette spécialiste du service à la clientèle est bien placée pour se mettre dans la peau d’un nouvel arrivant.
«Généralement, on bloque 60 minutes pour un rendez-vous avec un nouveau client. Avec un nouvel arrivant, c’est au moins 1 h 30 ou 2 h. On part de la base, comme la différence entre un compte chèque et un compte d’épargne. On prend le temps de tout expliquer, y compris le fonctionnement du système scolaire, par exemple, et on fera ensuite un suivi beaucoup plus régulier qu’avec la clientèle non immigrante.» Pour l’institution financière, prendre les nouveaux arrivants par la main se révèle payant : 83 % de ceux qui ouvrent un compte chez Scotia sont toujours clients cinq ans plus tard, ajoute son collègue Wissam Salman.
«Sur 400 prêts en 30 ans d’activité, je peux compter sur les doigts d’une main ceux qui n’ont pas été remboursés» Indu Krishnamurthy directrice générale de l’ACEM Microcrédit Montréal (Photo: Martin Flamand)
Le succès de la famille
Parmi les préoccupations financières des immigrants de première génération, la famille occupe une place de choix, affirment les spécialistes interviewés. «On entend souvent qu’ils souhaitent donner un avenir et une qualité de vie à leurs enfants, dit Pierre-Franck Honorin. Les parents immigrants se renseignent notamment sur l’épargne-études davantage que sur les produits d’épargne en vue de la retraite.»
Assurer l’avenir et la sécurité de leurs enfants : c’est d’ailleurs ce qui a poussé Rosalba Rincon et son mari à s’installer à Montréal, il y a une dizaine d’années. Parti de Colombie en 2000 avec un premier enfant, ce couple d’imprimeurs a d’abord posé ses valises près de Miami, en Floride, où vit le frère de Rosalba. Les époux sont repartis de zéro pour y monter leur petite imprimerie pendant que la famille s’agrandissait. Mais en 2008, après avoir dépensé 15 000 dolars en démarches d’immigration, leur demande de citoyenneté est refusée ; ils doivent quitter les États-Unis au plus vite. Rosalba a tout juste le temps de vendre la maison et le commerce avant d’entasser la famille dans la voiture. Direction Canada, «le pôle Nord dans ma tête», évoque-t-elle avec un clin d’oeil.
En 2011, ils lancent l’imprimerie AJM, située non loin du cégep de Rosemont, à Montréal. Depuis, le couple travaille six jours sur sept afin de rembourser les cartes de crédit personnelles qui ont servi à financer l’achat des équipements et le roulement du commerce. «C’est stressant, mais au moins, les affaires sont en croissance», dit Rosalba. Coûte que coûte, tous les mois, ils déposent 100 dollars dans un régime d’épargne-études pour leur plus jeune fils, qui a huit ans.
Si Rosalba Rincon et son mari ont pu garder la tête hors de l’eau, c’est notamment grâce à deux prêts de l’ACEM Microcrédit Montréal, un organisme qui accompagne et qui finance les entrepreneurs québécois depuis 30 ans. Ici, dans des bureaux modestes mais accueillants situés tout près du centre-ville, plus de la moitié de la clientèle est d’origine étrangère (résidents permanents ou Canadiens nés à l’étranger). Il s’agit d’entrepreneurs «que le système échappe», explique la directrice générale, Indu Krishnamurthy. «On parle d’une clientèle vulnérable et marginalisée qui a de la difficulté à avoir accès à du financement. Elle est souvent négligée par les banques ou par d’autres prêteurs traditionnels, qui ne la jugent pas intéressante.»
En 2018, 80 % des entrepreneurs qui ont obtenu des prêts de l’ACEM Microcrédit Montréal avaient un revenu inférieur à 20 000 dollars par an, poursuit-elle. Même s’ils tirent le diable par la queue, ils remboursent cependant rubis sur l’ongle, confie cette Québécoise d’origine indienne au doux sourire. «Sur 400 prêts en 30 ans d’activité, je peux compter sur les doigts d’une main ceux qui n’ont pas été remboursés», affirme-t-elle.
Même les immigrants plus fortunés – les nouveaux arrivants débarquent au Canada avec en moyenne 47 000 dollars en poche, selon un sondage publié par la Banque de Montréal en 2018 – tiennent davantage de la fourmi que de la cigale, remarque Yannie Dupont, courtière immobilière chez Imeris. Basée à Pointe-Claire, dans l’ouest de l’île de Montréal, cette spécialiste compte plusieurs travailleurs étrangers parmi sa clientèle. «Très fréquemment, lorsqu’ils arrivent, ils n’ont aucune dette et ils ont de l’épargne pour financer l’achat d’une maison. Ils sont aussi plus ouverts aux conseils des professionnels de l’hypothèque que les Québécois nés ici. Ils ont compris qu’ils ont tout avantage à être bien renseignés sur les produits financiers.»
Est-ce à dire que les immigrants de première génération entretiennent un rapport différent de celui des Nord-Américains avec l’argent ? «C’est sûr !» répond en riant Gurjeet Arora. «Si on généralise, on peut dire qu’ils ne dépensent pas l’argent qu’ils n’ont pas. Même après plusieurs années ici, souvent ils ne s’habituent pas au crédit.» Lorsqu’ils envisagent l’achat d’une maison, certains veulent condenser l’hypothèque sur 10 ans, poursuit-elle.
«La grande différence avec les Nord-Américains, c’est le rapport au crédit, renchérit Yannie Dupont. Si un nouvel arrivant s’achète une voiture, même s’il est financièrement à l’aise, ce ne sera pas un modèle de l’année, mais une voiture usagée qu’il va payer comptant. Nous avons beaucoup à apprendre des nouveaux arrivants.»
Ce n’est pas Sussy Galvez qui la contredira. «Les immigrants ont souvent une persévérance, une créativité et un pouvoir de résilience très forts. On peut tous s’en inspirer.»