L'industrie légale du cannabis à usage récréatif fête son premier anniversaire en berne. Un an après la journée...
L’industrie légale du cannabis à usage récréatif fête son premier anniversaire en berne. Un an après la journée historique du 17 octobre, les investisseurs sont vite passés de l’exaltation, à la sobriété puis à la déprime. Une foule de problèmes et des résultats décevants ont fait tomber le secteur de plus de moitié depuis un an. Certains producteurs manquent déjà de liquidités. Après ce dégrisement, les perspectives du secteur spéculatif divisent les financiers.
Les premiers pas de l’industrie du cannabis à usage récréatif ont été assez difficiles pour les producteurs. L’implantation boiteuse du réseau de distribution et de points de vente dans diverses provinces a fait rater bien des ventes. Les fournisseurs eux-mêmes ont encore du mal à servir adéquatement le marché en produits de qualité, en quantité suffisante.
Résultat : les ventes manquées et les coûts élevés ont rougi les états financiers des producteurs pour lesquels les attentes étaient euphoriques. La nouvelle aversion au risque en Bourse cet automne amplifie la défaveur dont souffre ce secteur chèrement évalué.
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On savait que l’industrie serait sujette aux sautes d’humeur des spéculateurs, mais l’ampleur de la déconfiture surprend. Par exemple, le petit producteur de cannabis de Colombie-Britannique, Tilray (TLRY, 20,95 $ US) a plongé de 90 % après avoir atteint un sommet de plus de 200 $ US en septembre 2018.
Les actionnaires de CannTrust (TRST, 0,91 $), pour leur part, pourraient perdre leur mise parce que Santé Canada a suspendu les licences du producteur ontarien qui aurait cultivé des plants non autorisés dans cinq sections camouflées de l’une de ses serres.
Le 3 juillet, le PDG de Canopy Growth (WEED, 25,87 $), Bruce Linton, a été éjecté sans cérémonie de l’entreprise qu’il a fondée par son actionnaire minoritaire Constellation Brands (STZ, 194,35 $ US). Le brasseur américain veut y instaurer plus de rigueur financière à la suite de pertes croissantes tandis qu’elle pourrait rester déficitaire jusqu’en 2022, selon les estimations de Christopher Carey, de Bank of America Merrill Lynch.
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Pour couronner le tout, 18 décès et 1 080 cas de maladie pulmonaire liés aux cigarettes électroniques jettent le doute sur les huiles destinées au vapotage et le lancement prochain d’autres produits dérivés qui était censé donner à l’industrie un deuxième élan l’an prochain.
Par contre, le lancement canadien, au début de 2020, des produits comestibles à base de cannabis devrait attirer une nouvelle clientèle qui n’aurait jamais envisagé de fumer de la marijuana, croit Elliott Johnson, du Fonds Marijuana Evolve.
Les analystes évaluent ce potentiel en fonction de l’expérience américaine. Les produits comestibles et les boissons infusées de cannabis se sont approprié de 30 % à 50 % du marché légal, selon les États, indique Vivien Azer, analyste de Cowen & Co.
Au Canada, ces produits sont déjà populaires puisque le quart des consommateurs sondés en Alberta et en Ontario auraient déjà acheté des produits comestibles illicites du cannabis et que 19 % d’entre eux se seraient procuré des huiles à vapoter dans le marché noir, relate Mme Azer.
Troubles d’une industrie à croissance rapide
Les experts sont donc partagés quand vient le temps d’anticiper la suite des choses. Les pronostics de l’industrie se scindent en deux camps.
Les optimistes croient que le secteur vit en accéléré les troubles de croissance que connaît toute nouvelle industrie et qui s’étalent habituellement sur plusieurs années.
«Je suis surpris que les investisseurs réclament des profits de cette nouvelle industrie aussi tôt. Les entreprises devront néanmoins s’y adapter», concède John Zamparo, analyste de Marchés mondiaux CIBC.
La réalité des affaires reprend le dessus. Les investisseurs veulent de «bons opérateurs et des finances solides», ajoute Greg Taylor, gestionnaire du Fonds d’occasions liées à la marijuana Purpose.»La phase de la croissance à tout prix est finie», renchérit un autre analyste qui a requis l’anonymat.
Les sanctions contre CannTrust montrent que la vigilance des autorités fonctionne, estime M. Johnson du Fonds Evolve Marijuana. Même l’éjection du fondateur de Canopy indique en quelque sorte que toute l’industrie «mûrit», renchérit-il.
Mme Azer, de Cowen & Co. s’attend à une meilleure année l’an prochain. «La plupart des problèmes rencontrés ont des remèdes. Nous prévoyons toujours que les revenus de l’industrie atteindront 12 milliards de dollars en 2025», écrit l’analyste établie à New York.
La chaîne d’approvisionnement s’améliore. Surtout, un plus grand nombre de points de vente devrait gonfler les revenus et ravir des parts du marché illicite encore dominant, selon elle. L’Ontario compte seulement un point de vente par tranche de population de 551 115, comparativement à 7 976 au Colorado et à 17 223 dans l’état de Washington, dit-elle.
Le point de vue pessimiste
Dans l’autre camp, les pessimistes craignent que l’industrie ne soit jamais à la hauteur des attentes élevées.
Même après le plongeon de 55%, la valeur boursière de 28 G$ producteurs inscrits en Bourse se compare aux revenus totaux de 3,3 G$ que projette M. Zamparo de CIBC pour 2021, pour l’ensemble de l’industrie. Tous les fournisseurs canadiens devront se partager des bénéfices d’exploitation totaux de 975 millions de dollars cette année-là, estime aussi l’analyste de Marchés mondiaux CIBC.
Certains observateurs se demandent même si l’industrie canadienne n’a pas déjà perdu l’avance que lui a procurée la légalisation plus hâtive qu’ailleurs du cannabis à usage récréatif. Canopy Growth, Tilray, Cronos Group (CRON, 10,42 $) et Aphria (APHA, 4,73 $) sont dirigés à partir des États-Unis ou par des Américains. Parmi les dix principaux acteurs en Amérique du Nord, seuls les patrons d’Aurora Cannabis (ACB, 4,82 $) et d’Hexo (HEXO, 3,50 $) sont Canadiens.
En même temps, le voisin américain se dirige lentement vers la légalisation fédérale du cannabis, prévoient la plupart des experts. La Chambre des représentants vient d’entériner le SAFE Banking Act qui permettra entre autres aux banques locales de prêter aux producteurs de cannabis dans les États où le pot est légal. Le Sénat pourrait donner son feu vert en 2021.
Les maladies pulmonaires liées au vapotage pourraient changer la donne aux États-Unis, avance M. Zamparo, une fois que les autorités auront confirmé que l’acétate de vitamine E est l’additif illicite dans les cartouches à l’origine des cas. «Washington voudra peut-être protéger le public des produits illégaux dangereux plutôt que de continuer à bannir le cannabis récréatif», évoque l’analyste.
Le potentiel du vaste marché américain fait déjà de l’ombre aux acteurs canadiens. Depuis un an, les producteurs américains inscrits aux Bourses canadiennes reçoivent de plus en plus d’attention et de capitaux.
Les acteurs américains ont l’avantage de pouvoir promouvoir leurs marques, contrairement au Canada, rappelle notamment M. Johnson du Fonds Marijuana Evolve.
Éventuellement, l’industrie nord-américaine est appelée à se consolider.
Canopy Growth se prépare à cette éventualité. La société ontarienne a investi 300 M$ US en juin pour obtenir le droit acquérir l’américaine Acreage Holdings (ACGR.U, 5,80 $) au prix de 3,2 G$ US, dès que le cannabis deviendra légal à Washington.
À court terme, M. Johnson entrevoit peu de transactions parce qu’il est plus difficile qu’avant de récolter des fonds en Bourse. De plus, les investisseurs exigent une meilleure gestion du capital tandis que les acquéreurs (tant dans l’industrie qu’à l’extérieur) voudront que les perspectives s’éclaircissent et que l’évaluation des titres en Bourse se stabilise avant de bouger.
Si l’industrie offre encore un bon avenir sur le terrain, il est moins sûr qu’elle puisse soutenir son évaluation actuelle. Les prochains mois pourraient réserver d’autres mauvaises surprises, prévient M. Carey, de Bank of America Merrill Lynch.
Comme vient de le faire la Gatinoise Hexo, d’autres producteurs risquent d’abaisser leurs objectifs de revenus jusqu’à ce que les surplus soient écoulés et que les produits comestibles entrent sur le marché, selon lui. L’industrie démarre beaucoup plus lentement que prévu, mais si l’on se fie à l’expérience américaine, la demande croîtra au fil du temps, ajoute cet analyste. Au Colorado, les dépenses de cannabis par habitant sont passées de 57 $ US à 210 $ US.
Une crise de liquidités en vue ?
Greg McLeish, analyste de Mackie Research, est plus inquiet que ses collègues à court terme. Plusieurs producteurs pourraient bientôt manquer de fonds, révèle son analyse des flux de trésorerie de 50 producteurs. D’ici six mois, neuf entreprises d’une valeur totale de 700 M$ en Bourse auront entièrement « brulé » les flux dont ils ont besoin pour poursuivre leurs activités. Ce total passe à 21 producteurs, d’une valeur boursière commune de plus de 8 G$, si l’on inclut les dépenses en capital nécessaires pour le déploiement des installations de culture et de distribution de cannabis, écrit-il dans une note. « C’est une course. La concurrence pour le capital s’accentue et risque de mettre en danger les plans d’expansion des producteurs qui ne pourront pas trouver de fonds frais », prévient-il. Green Organic Dutchman (TGOD, 1,16 $) fait partie du lot. Après l’échec d’un nouvel emprunt bancaire à des termes favorables, l’ontarienne cherche des solutions de rechange. Ce délai met en danger les futures phases 2 et 3 de ses installations de Valleyfield.