Le marché pense qu'Amazon pourra tirer des bénéfices beaucoup plus grands de ses activités à l'avenir.
Les analystes flairent la bonne affaire, mais bien des gestionnaires de portefeuille rechignent devant le prix trop élevé. À 60 fois les prévisions de bénéfice des 12 prochains mois, l’action d’Amazon (AMZN, 1725,89 $ US) ne fait pas l’unanimité. Pourquoi le marché lui alloue-t-elle cette évaluation ?
Le marché pense qu’Amazon pourra tirer des bénéfices beaucoup plus grands de ses activités à l’avenir, selon Jean-Philippe Tarte, maître d’enseignement à HEC Montréal. «Quand on dit qu’Amazon est chère, c’est toujours par rapport à la situation actuelle, précise celui qui enseigne la gestion de portefeuille. Lorsqu’un investisseur regarde le titre d’Amazon, ce n’est pas tant les bénéfices actuels qui l’intéressent, mais ceux qu’elle va générer dans 5, 10 ou 15 ans. Plus les analystes sont optimistes, plus les ratios vont s’éloigner de la moyenne.»
Si les investisseurs regardent vers l’avenir, leur engouement se nourrit toutefois du passé glorieux de l’entreprise fondée en 1994 par Jeff Bezos. De simple libraire en ligne, l’entreprise de Seattle est devenue un conglomérat regroupant entre autres le plus important détaillant en ligne et le plus important fournisseur de services d’infonuagique. Entre 2004 et 2018, ses revenus sont passés de 6,9 milliards de dollars américains à 232,9 G$ US. Durant cette même période, la valeur du titre a été multipliée par 25.
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Aujourd’hui, Amazon continue de bâtir son empire en visant d’autres marchés. Elle se frotte à Google et à Facebook dans le marché publicitaire en ligne. Elle tente de percer le domaine de l’épicerie (Amazon Fresh et Whole Foods) et de la distribution de médicaments (PillPack). Grâce à son programme de fidélité Prime, à son service de diffusion en continu (Prime Video), à son assistante virtuelle (Alexa), le géant tente d’occuper une part de plus en plus grande de notre quotidien. «Dit simplement, c’est difficile de ne pas utiliser leurs produits», résume Robert Lauzon, directeur des placements chez Middlefield Group, à Toronto, qui a une opinion favorable à l’égard du titre.
Grâce à toutes ces conquêtes à sa portée, Amazon se démarque avantageusement des géants du Web, selon M. Lauzon. «Ses marchés ont le plus grand potentiel de croissance et ils sont les moins pénétrés quand on compare l’entreprise aux autres géants du Web.»
Attribuer une valeur à ce potentiel n’est toutefois pas une mince affaire. «C’est difficile d’évaluer la société, car elle contient plusieurs divisions et elle ne diffuse pas toute l’information dont on aurait besoin, déplore Aaron Lanni, gestionnaire de portefeuille chez Medici, à Saint-Bruno. De plus, la division de détail génère peu de profits, ce qui force à faire des hypothèses à long terme. Selon l’expert à qui vous parlez, l’évaluation qui est faite d’Amazon variera grandement.»
En effet, les cours cibles des 48 analystes qui suivent le titre (dont 47 émettent une recommandation d’achat) s’étalent sur une large fourchette variant de 2 080 $ US à 2 816 $ US. De nombreux gestionnaires de portefeuille ne partagent toutefois pas l’enthousiasme des analystes. M. Lanni, pour sa part, juge que la société vaut plutôt 1 300 $ US, soit le trois quarts de sa valeur en Bourse. Il obtient ce chiffre en actualisant sur 10 ans son estimation du potentiel de génération des flux de trésorerie.
L’investisseur averti doit également être conscient du risque de valorisation. Une action qui suscite des attentes élevées sera toujours plus vulnérable aux déceptions, prévient M. Tarte. «Amazon a d’importantes dépenses, notamment à cause de son réseau d’entrepôts, mais ses marges sont excessivement faibles. Il faudra voir comment le modèle va tenir la route en période de récession ou si elle ne doit pas abandonner certains projets annoncés ou espérés.»
Amazon n’est pas un titre «valeur», concède M. Lauzon. Il y a une raison pour laquelle le multiple est élevé, selon lui. «Il a toujours été cher, mais le titre d’Amazon a été un bon investissement depuis plusieurs années. Vous ne voulez pas attendre que le titre devienne une aubaine. Une telle situation voudrait dire que l’entreprise ne fait plus ce qu’on veut qu’elle fasse, soit augmenter ses revenus de près de 20 % par année.»
Voici les principales conditions qui permettraient la concrétisation de la thèse optimiste :
1. Que l’infonuagique continue de croître
Pour le commun des mortels, Amazon est un détaillant en ligne. Pour l’investisseur, c’est d’abord et avant tout un fournisseur d’infonuagique. En 2018, la division Amazon Web Services (AWS) ne représentait que 11 % des revenus, mais 58 % du bénéfice d’exploitation. Autrement dit, la rentabilité d’AWS compense la quasi-absence de rentabilité des autres services.
Les experts s’entendent pour dire qu’il y a encore de belles années à venir pour le développement de l’infonuagique. Environ 32 % des documents de travail sont actuellement dans les nuages, note Daniel Ives, de Wedbsuh. L’analyste anticipe que cette proportion atteindra 55 % d’ici 2022.
Les concurrents en ont pris bonne note. Microsoft (MSFT, 136,28 $ US) a connu une véritable renaissance en chassant sur les terres d’Amazon. Sa filiale Azure connaît une croissance annuelle supérieure à 60 %. Distante troisième, la maison mère de Google, Alphabet (GOOG, 1187,83 $ US), tente aussi de percer le marché.
M. Ives croit que Microsoft est en train de «réduire l’écart» qui la sépare d’AWS. Il pense que la société va remporter la «grande part» des contrats de la deuxième phase du déploiement de l’infonuagique. «La société est en position de force pour mettre la main sur les contrats plus complexes (intelligence artificielle, apprentissage artificiel)», prévient-il.
Les revenus d’AWS augmentent moins rapidement que ceux d’Azure en pourcentage, mais la direction d’Amazon insiste pour dire que l’augmentation de ses revenus nominaux est plus élevée que ceux de sa rivale.
AWS n’a pas satisfait les attentes au deuxième trimestre, affichant des revenus en hausse de 37 %. Robert Drbul, de Guggenheim, pense que la société est toujours en mesure de croître à un rythme de 40 % dans les prochaines années.
M. Lauzon ne pense pas que la concurrence de Microsoft représente une menace. Être dans une situation d’oligopole dans un marché en forte croissance est une position confortable, selon lui. «Plusieurs grandes sociétés décident de répartir leurs contrats entre les deux entreprises afin de maintenir leur pouvoir de négociation. Oui, il y a de la concurrence, mais les entreprises continuent de miser sur l’infonuagique et c’est l’une des raisons pour laquelle Amazon et Microsoft sont deux de mes titres favoris.»
2. Que le commerce de détail génère plus de bénéfices
Même en accaparant déjà 20 % des ventes en ligne aux États-Unis, Amazon est loin d’être arrivée à maturité dans ce marché, croit Mark Mahaney, de RBC Marchés des Capitaux. Le commerce électronique représente désormais 11 % du commerce de détail, et ce chiffre pourrait monter d’un point de pourcentage par année dans les prochaines années, prévoit l’analyste.
La société est en bonne posture pour profiter de cette tendance structurelle, selon lui. «Sa forte position dans le mobile et ses infrastructures logistiques, qui lui donnent la capacité d’offrir la livraison le jour même, devrait lui permettre de continuer à gagner des parts», croit l’analyste.
C’est ce qu’elle fait. Amazon a accaparé plus de 40 % de la croissance des ventes au détail totales aux États-Unis entre octobre 2018 et mars 2019, selon un rapport publié par Wells Fargo en juin. Son analyste Ike Boruchow constate que la société est devenue le plus important vendeur de vêtements, toujours aux États-Unis, détrônant ainsi Walmart. Ses parts de marchés représentent 9,9 % de tous les vêtements vendus et 42,5 % de ceux vendus en ligne.
Les exploits d’Amazon en matière d’innovation et de logistique lui ont permis d’atteindre cette masse critique, constate Marie-Claude Frigon, associée et spécialiste du commerce de détail chez Richter, à Montréal. «Amazon est à l’avant-garde : elle investit énormément. C’est assez fascinant de voir ce qu’elle est capable de faire en logistique. Je crois que ça va l’aider à croître et à devenir encore plus efficace.»
Si Amazon domine l’Amérique du Nord, les marchés internationaux sont encore des terres à développer, croit M. Mahaney. L’analyste croit que la société peut aller chercher 25 G$ US de revenus annuels supplémentaires d’ici 2023 en tenant compte des développements dans cinq marchés : en Inde, au Brésil, au Mexique, en Australie et en Turquie. «Amazon est déjà présente à l’internationale, mais leurs revenus augmentent à un rythme inférieur qu’en Amérique du Nord. Je pense que cela pourrait changer et que le potentiel de ces cinq marchés est sous-estimé».
Une autre force d’Amazon est son programme de fidélisation Prime. Les nombreux avantages liés à l’abonnement (aubaines exclusives, livraison plus rapide et gratuite, service de diffusion en continu de vidéos et de musique) servent d’aimant pour attirer la clientèle qui, une fois membre de Prime, dépense davantage. «Les abonnés sont des clients beaucoup plus loyaux : ils dépensent de plus gros montants, plus souvent, commente M. Mahaney. Plus ils sont membres depuis longtemps, plus leur fréquence d’utilisation est susceptible d’être élevée.»
Dans cette tentative de séduction, l’incursion dans l’épicerie avec Amazon Fresh et l’acquisition de Whole Foods est un projet hautement stratégique, croit Arnaud Joly, de Société Générale. «La fréquence des commandes à l’épicerie devrait accroître la fidélité des membres de Prime, estime l’analyste. C’est un segment qui génère beaucoup de données, qui permettent de mieux connaître les clients. De plus, la taille du marché de l’alimentation offre un segment important pour la croissance des revenus.»
Dominer le commerce en ligne rapporte toutefois peu de profit aux actionnaires. La marge d’exploitation des activités de détail a été de 1,7 % en 2018 par rapport à une perte d’exploitation de 0,6 % en 2016.
Malgré tout, M. Mahaney, de RBC Marchés des Capitaux, juge que le marché sous-estime les marges futures que la société pourrait générer. De 5 % en 2018 pour la totalité de l’entreprise, il pense que les marges pourraient s’établir entre 11 % et 20 % à long terme, prédit-il.
Par contre, cette amélioration serait presque uniquement le lot d’AWS et de la publicité. Le scénario de base de RBC Marchés des Capitaux entrevoit des marges d’exploitation de 5,8 % en 2030 pour les activités de détail. Cela reste modeste. En tablant sur une croissance des revenus de 10 % par année, le bénéfice d’exploitation passerait toutefois de 3,3 G$ US en 2018 à 38,1 G$ US, calcule M. Mahaney.
Améliorer les marges reste un projet ambitieux, même pour Amazon. «À moyen terme, ils vont devoir trouver une solution pour réduire les coûts élevés du dernier mille de livraison, commente M. Tarte. C’est un gros défi par rapport à un détaillant traditionnel, comme Costco, qui a des frais de manutention considérablement moindres.»
3. Que la pub donne un coup de pouce aux marges
Les astres pourraient s’aligner, mais il ne faut pas s’attendre à des miracles pour les marges des activités de détail, un secteur hautement concurrentiel réputé pour sa faible rentabilité. C’est pour cette raison que le marché nourrit de plus en plus d’espoir envers le marché publicitaire.
«La taille du marché adressable est énorme», dit M. Lanni, qui estime que 25 % de la valeur intrinsèque de l’entreprise est liée à cette activité. «Cette division a le potentiel d’être la plus rentable. Il n’y a presque pas de coûts liés à cette activité, car le moteur de recherche est déjà là.»
Pour sa part, RBC Marchés des Capitaux estime que la marge d’exploitation de la publicité était de 22 % en 2018. Ce taux se compare à 28,4 % pour l’infonuagique et à seulement 1,7 % pour le commerce de détail. Son analyste M. Mahaney pense que les revenus de la division peuvent croître à un rythme de 20 % par année durant la prochaine décennie.
Pour le moment, Amazon est un distant numéro trois, détenant moins de 10 % du marché publicitaire en ligne. «Ça reste petit par rapport à Google et Facebook, mais ils n’ont pas besoin de les dépasser pour aller chercher de la croissance», juge M. Lanni.
Amazon a un argument de taille pour les annonceurs : c’est sur sa plateforme que les consommateurs sont le plus près de finaliser un achat. Aussi, les internautes sont plus nombreux à contourner Google et à aller directement sur Amazon lorsqu’ils veulent faire un achat. En fait, près de 54 % de leurs clients font ainsi, selon la firme Jumpshot, comparativement à 45 % en 2015. L’espace publicitaire ne se limite pas qu’au site transactionnel d’Amazon. Son service en diffusion continue IMDb (offert uniquement aux États-Unis) est financé par la publicité. Dernièrement, Amazon a ouvert sa plateforme Fire TV à d’autres agences de publicités en ligne, qui peuvent y diffuser leurs contenus. Même les boîtes livrées à votre domicile peuvent être utilisées comme des panneaux publicitaires. En 2015, elle en a fait l’expérience pour la première fois avec des boîtes affichant les «Minions» en prévision de la sortie du film familial d’Universal.
Les annonceurs sont bien conscients du pouvoir d’attraction d’Amazon. WPP, la plus grande firme de publicité du monde, a doublé la somme qu’elle dépense sur Amazon pour le compte de ses clients, à 300 millions de dollars américains. Près de 75 % de cette somme provient d’un budget qui aurait autrement été consacré à Google, selon des sources au sein de la firme citées dans le Wall Street Journal en avril dernier.
Le potentiel est grand, mais il existe tout de même un risque que l’utilisateur soit rebuté si la présence de la publicité devient trop envahissante. Une enquête du Recode, publiée en septembre, montrait que 10 % des résultats affichés sur Amazon étaient en fait du contenu commandité, un bond de trois points de pourcentage. «Il y a un risque que la société abuse de la publicité, reconnaît M. Lanni. Ils vont devoir s’assurer de ne pas nuire à l’expérience des utilisateurs.»