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Surfer sur la vague de l’investissement autonome

Karl Rettino-Parazelli|Édition de la mi‑juin 2022

Surfer sur la vague de l’investissement autonome

(Photo: Martin Flamand)

L’investissement autonome a connu une popularité exponentielle au cours des deux dernières années, dopée par des plateformes attirantes, des investisseurs ayant temps et argent, et un secteur technologique sur les stéroïdes. Mais avec la baisse récente des marchés boursiers et le déconfinement qui s’achève, l’engouement semble s’essouffler.

Jean-Sébastien Ranger, 34 ans, ne connaissait rien aux marchés boursiers ou à l’investissement autonome lorsqu’il s’est ouvert un compte sur la plateforme Questrade en avril 2020. Ce technicien en mécanique du bâtiment y a d’abord placé 15 000 $, en espérant réaliser les gains que lui faisaient miroiter ses amis.

En l’espace d’un an, il a triplé sa mise en profitant de l’ascension fulgurante de plusieurs actions, mais il n’utilise plus son compte depuis. «J’ai réalisé que tu peux doubler ce que tu as placé ou tout perdre, dit-il. J’ai été opportuniste, mais je ne planifierais pas ma retraite avec ça.»

Julien Lemay, lui, n’a pas fermé le compte Wealthsimple Trade qu’il a créé en janvier 2021, au moment où les actions de Gamestop (GME, 91,80 $ US), AMC (AMC, 11,71 $ US) et BlackBerry (BB, 7,31 $) montaient en flèche grâce au ralliement d’une communauté d’investisseurs sur Reddit. Son investissement initial de 2000 $a doublé de valeur six mois plus tard, avant de revenir à la case départ. Il jetait un coup d’oeil à son téléphone deux à trois fois par heure pour surveiller son compte. Il ne le consulte désormais qu’une fois par jour, tout au plus.

«Je me suis rendu compte que ça prend beaucoup de connaissances pour investir et que des gens sont payés pour faire ça», reconnaît ce jeune trentenaire, qui en était lui aussi à ses premières armes dans le monde de l’investissement autonome.

Cette soudaine baisse d’intérêt s’observe aussi auprès de certaines institutions financières canadiennes qui offrent des services de courtage en ligne. Peu importe que l’attrait de l’investissement autonome se maintienne ou non dans les prochaines années, les montagnes russes des derniers mois sur les marchés rappellent assurément aux nouveaux boursicoteurs l’importance de garder les deux pieds sur terre.

 

Un «moment exceptionnel»

Pour l’industrie du courtage en ligne, il y a eu «un monde avant la pandémie et un monde après le début de la pandémie», affirme le vice-président et directeur général de Desjardins Courtage en ligne, Marc Girard.

Desjardins, tout comme ses concurrents, ne dévoile pas le nombre exact de nouveaux clients ou le volume de transactions enregistrées sur sa plateforme de courtage en ligne, Disnat. Elle rapporte cependant une croissance de 114 % du nombre de nouveaux usagers, si on compare la moyenne des premiers trimestres des cinq années qui ont précédé la pandémie et le premier trimestre de 2022, et affirme que le volume de transactions est généralement proportionnel au nombre de nouveaux clients.

Pour Marc Girard, c’est presque du jamais vu en plus de 30 ans de services chez Desjardins Courtage en ligne. «Le seul événement semblable a été la bulle technologique des années 2000, où la croissance était de 100 % pour les ouvertures de compte et les transactions. Donc, en 20 ans, c’est un moment exceptionnel.»

De manière générale, l’engouement pour les plateformes de courtage en ligne varie selon les saisons — il y a moins d’activité l’été que pendant l’automne ou l’hiver — et se manifeste surtout lorsque des événements extraordinaires entraînent de la volatilité sur les marchés. Chez Desjardins, ce fut le cas dans les mois qui ont précédé la légalisation du cannabis en 2018, mais la demande a été encore plus forte au début de la pandémie, en mars et avril 2020, puis en janvier et février 2021, lors de l’apparition du phénomène Reddit.

Le mois de janvier 2022 a marqué une sorte de «retour à la normale»pour Disnat, même si les niveaux de clients et de transactions demeurent plus élevés qu’avant la pandémie.

Même constat pour la plateforme Ligne d’action, de la Banque de Montréal (BMO), qui constate un ralentissement de la demande:les ouvertures de nouveaux comptes ont diminué de moitié et l’activité de négociation a baissé du tiers entre janvier 2021 et janvier 2022. La plateforme a malgré tout accueilli 48% plus de nouveaux clients en janvier 2022 qu’en janvier 2019.

«Depuis janvier dernier, la situation s’est normalisée, constate Sabrina Della Fazia, cheffe nationale des ventes et des placements numériques à BMO Ligne d’action. L’effervescence qu’on a connue au cours des deux dernières années a commencé à s’estomper.»

Deux autres plateformes de courtage en ligne très populaires, Wealthsimple Trade et Questrade, ont également été prises d’assaut par les investisseurs en herbe. La première parle d’une «croissance incroyable»pendant la pandémie, mais sans dévoiler de chiffres précis, tandis que la deuxième rapporte une forte augmentation de son nombre de clients (+140 %) et du nombre de transactions effectuées (+300 %) entre 2019 et 2021. Questrade refuse cependant de dévoiler des données plus récentes.

 

Moins de frais, plus de clients

La filiale de courtage en ligne de la Banque Nationale, Banque Nationale Courtage direct (BNCD), a aussi fait le plein de nouveaux clients, notamment grâce à l’abolition des frais de courtage annoncée en août 2021. Disnat l’a imitée trois semaines plus tard.

Difficile de savoir si l’abolition des frais est l’argument qui a convaincu les nouveaux utilisateurs de s’inscrire, admet Claude-Frédéric Robert, président de BNCD, mais il semble avoir pesé dans la balance. La plateforme a vu son nombre de nouveaux clients augmenter de 65 % entre septembre 2021 et mars 2022, par rapport à la même période l’année précédente.

Chez Desjardins, l’effet de l’abolition des frais de courtage s’est fait sentir en septembre et en octobre 2021, avec une Été 2022 hausse de 38 % du nombre de nouveaux clients par rapport à la même période douze mois plus tôt, mais la courbe a repris une allure habituelle depuis.

BMO, elle, adopte une stratégie différente. Elle continue d’imposer des frais de courtage, mais tente de se distinguer en offrant des conseils personnalisés pour guider l’investisseur autonome. C’est ce que permet son service ConseilDirect, dont les ouvertures de compte ont triplé entre janvier 2019 et janvier 2022.

«Ça veut dire que de plus en plus, les gens recherchent des conseils, potentiellement parce que ce n’est pas facile de naviguer sur les marchés», fait valoir Sabrina Della Fazia. Frais de courtage ou non, la tendance est la même au sein des trois institutions financières interrogées:les jeunes investisseurs sont de plus en plus nombreux à voler de leurs propres ailes.

Sur la plateforme Disnat, de Desjardins, le quart des utilisateurs est âgé de 18 à 30 ans, une proportion qui a particulièrement augmenté pendant la première moitié de 2021. À BNCD, la moyenne d’âge est passée de 53 à 44 ans depuis la fin des frais de courtage, tandis que la moitié des comptes ouverts ces jours-ci sur BMO Ligne d’action le sont par des investisseurs de 18 à 35 ans.

 

 

Soif d’éducation

L’attrait soudain des jeunes investisseurs pour les marchés boursiers a eu une autre conséquence directe au cours des dernières années. La demande pour de la formation ou de l’information sur cet univers complexe s’est fait sentir plus que jamais.

Si plus de 25 000 personnes ont participé aux webinaires et autres événements éducatifs organisés par Desjardins en 2021, une augmentation de 58 % par rapport à 2020, plusieurs se sont également tournés vers des formations en tout genre qui ont fait leur apparition en ligne. Des cours qui promettent dans certains cas des résultats alléchants, mais dont il faut se méfier, prévient l’Autorité des marchés financiers (AMF).

«Nous constatons effectivement que plusieurs soi-disant “experts en trading” proposent des formations coûteuses, souvent en ligne, dont la qualité et la rigueur ne sont aucunement garanties», indique le porte-parole de l’AMF, Sylvain Théberge, en précisant que les formations sur l’investissement autonome ne sont ni reconnues ni encadrées par son organisation.

Au cours des 12 derniers mois, l’AMF a d’ailleurs reçu plus d’une trentaine d’appels de consommateurs concernant des cours privés sur l’investissement autonome lié à des titres, des devises ou des cryptomonnaies.

Pendant la même période, elle a également enregistré une cinquantaine de plaintes concernant des allégations de gonflage et de largage (pump and dump ) ou d’autres formes de manipulation de marché. Les fraudeurs utilisent ce stratagème pour tromper les investisseurs:ils achètent un titre avant de tenter d’en faire grimper la valeur en propageant de fausses nouvelles positives au sujet de l’entreprise concernée.

Les investisseurs bernés achètent le titre en pensant réaliser une bonne affaire, ce qui fait augmenter la valeur de l’action. Les responsables du stratagème vendent ensuite leurs actions:ils dégagent alors un profit, tandis que les autres investisseurs se retrouvent avec une action qui ne vaut presque plus rien.

C’est notamment pour améliorer la littératie financière de Québécois susceptibles de tomber dans un tel piège que Youcef Ghellache a lancé des outils d’éducation financière il y a cinq ans, puis une page Facebook spécialement consacrée aux fiÉté 2022 nances personnelles (L’argent ne dort jamais) il y a environ trois ans. Cet enseignant en administration au collège Montmorency qui a auparavant travaillé dans le domaine bancaire à titre de conseiller financier a directement constaté la soif d’éducation ambiante à partir de mars 2020.

«Sur la page Facebook, il y avait énormément de questions sur les plateformes de courtage, les fonds négociés en Bourse (FNB), sur les manières d’acheter des actions, les formations à suivre, se souvient-il. J’ai aussi remarqué que beaucoup de gens se sont lancés dans l’investissement autonome sans prendre le temps de se renseigner adéquatement.»

 

Retour du balancier ?

Alors, de quoi seront faits les prochains mois ? Les prochaines années ? Est-ce que l’attrait de l’investissement autonome se maintiendra ou, à l’inverse, piquera-t-il du nez au même rythme que les marchés boursiers depuis le début de l’année ?

La plupart des joueurs canadiens du courtage en ligne sont optimistes. Marc Girard, de Desjardins, s’appuie par exemple sur une étude d’Investor Economics qui prévoit que le secteur connaîtra une croissance de 7,4% par année jusqu’en 2030. La Banque Nationale espère quant à elle que son application mobile de courtage direct, qui devrait être accessible au grand public l’automne prochain, attirera les regards.

«Je suis convaincu qu’il y aura encore une croissance, mais peut-être pas aussi forte que celle qu’on a vue pendant la pandémie», juge Claude-Frédéric Robert.

Le directeur du marketing à Questrade, Rob Shields, exprime la même prudence. «Notre secteur a été témoin d’un changement sans précédent dans le comportement des clients qui se sont tournés vers le courtage en ligne. Toutefois, nous observons une sorte de correction à mesure que la pandémie prend fin et que la société retrouve une vie normale.» Les Affaires Plus

Du côté américain, les signes d’essoufflement se font d’ailleurs déjà sentir. La plateforme Robinhood (HOOD, 10,11 $US), qui a été le principal moteur de la montée des actions de GameStop ou d’AMC au début 2021, a perdu 1,8 million d’utilisateurs mensuels actifs au premier trimestre de 2022 par rapport à la même période l’an dernier. L’entreprise a aussi annoncé, fin avril, le licenciement de 9 % de ses employés à temps plein.

«Ça m’étonnerait beaucoup que l’engouement pour l’investissement autonome se maintienne, parce que c’est habituellement étroitement lié à la performance des marchés, soutient Fabien Major, planificateur financier chez Gestion de patrimoine Assante. Quand les marchés montent, l’engouement augmente. Quand les marchés baissent, les gens se découragent et lâchent prise.»

Un constat qui colle à l’histoire de Jean-Sébastien Ranger, cet investisseur qui n’utilise plus le compte de courtage en ligne qu’il a créé au début de la pandémie. «Je trouve que l’investissement autonome, c’est comme un jeu de hasard. Et je ne suis pas très joueur (gambler)», constate-t-il.

«J’ai été attiré par l’appât du gain», admet Julien Lemay, lui aussi moins captivé par l’évolution du cours de ses actions qu’à pareille date il y a un an ou deux. «Avec le temps, tu réalises que l’argent ne tombe pas du ciel.»