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La violence économique, plus présente qu’on ne le pense

Claudine Hébert|Édition de la mi‑juin 2021

La violence économique, plus présente qu’on ne le pense

(Photo: 123RF)

L’ARGENT ET LES GENS. Moins visible que la violence conjugale, la violence économique serait présente dans le quotidien d’au moins un couple sur trois, et ce, dans toutes les tranches de la société. Regard sur un problème qui, bien souvent, freine la victime à quitter l’autre.

« Être violentée ne veut pas dire systématiquement avoir des bleus dans la figure », avertit d’emblée la comédienne Ingrid Falaise. Figure emblématique de la lutte contre la violence conjugale au Québec depuis 2015, Ingrid a elle-même été victime d’un conjoint violent et manipulateur pendant quatre ans. Au fil des années qu’a duré sa relation toxique, elle a subi de la violence économique, soutient l’autrice des succès autobiographiques « Le Monstre » et « Le Monstre. La suite ».

De quoi s’agit-il ?

De quoi parle-t-on au juste quand on mentionne violence économique ? « Elle survient dès qu’un des deux conjoints entraîne volontairement la perte de l’autonomie financière de l’autre », décrit-on dans un document publié sur le site de l’Association coopérative d’économie familiale (ACEF) des Basses-Laurentides. Cette perte empêche l’autre de quitter le nid familial, d’envisager une séparation et, par le fait même, dans certains cas, de se sortir d’une situation de violence conjugale, explique l’organisme.

« La victime se sent alors prise au piège ne voyant aucune porte de sortie », ajoute Ingrid Falaise, qui a vécu cette situation au début de sa jeune vie d’adulte. Tombée sous le charme d’un adonis qu’elle a rencontré à l’âge de 18 ans, lors d’un voyage en Afrique, la comédienne a vu sa belle histoire d’amour se transformer peu à peu en cauchemar. Isolée de sa famille — stratégie numéro un utilisée par le conjoint pour mieux contrôler l’autre —, la comédienne a subi les menaces, les critiques, les commentaires désobligeants. « De constants coups de scie sur mon estime de soi », raconte-t-elle.

Pendant les années qu’a duré sa relation, elle n’a pas eu le droit d’accepter de contrats de comédienne. Un travail lucratif qu’elle exerçait pourtant depuis son jeune âge « C’était un “métier de pute”, me disait mon conjoint. J’ai donc accepté un poste d’assistante dans une entreprise (dont on ne peut nommer le nom ni le secteur) », raconte-t-elle. Ingrid gagnait un salaire qu’elle devait verser intégralement à son mari avec qui elle partageait un appartement dans un sous-sol crade de l’arrondissement Saint-Laurent. « C’est moi qui travaillais. Pas lui. Je devais payer pour tout : la nourriture, le loyer, y compris les dépenses de monsieur et de ses amis. Et encore là, je lui faisais honte. Je ne gagnais pas assez. J’avais, à ses yeux, un “job de merde”. »

Aidée par un détective privé, embauché par ses parents inquiets du sort de leur fille, Ingrid est parvenue à échapper à son bourreau. Aujourd’hui, la comédienne multiplie les conférences afin de partager son expérience et ses conseils. Régulièrement, elle s’exprime devant des foules de plus de 800 personnes. Un auditoire, tient-elle à préciser, composé principalement de femmes issues de tous les milieux.

 

Une violence qui n’a pas de barrière

Bien que son histoire demeure un cas extrême, Ingrid Falaise n’en démord pas. « La violence économique n’est pas réservée qu’aux milieux défavorisés. Il y a des femmes d’affaires, des dirigeantes de société, des entrepreneures, des femmes médecins qu’on ne soupçonnerait même pas être des victimes. Je le sais. Ces femmes viennent se confier à moi. D’ailleurs, je le répète souvent dans mes conférences : ce n’est pas parce qu’on habite dans un château à Outremont qu’on est à l’abri de cette violence », persiste et signe la comédienne.

« C’est malheureux, mais toutes les femmes qui enfantent deviennent vulnérables et risquent de subir, un jour ou l’autre, de la violence économique », enchaîne l’avocate Anne-France Goldwater, du cabinet Goldwater Dubé.

« Qu’elle soit avocate, médecin, serveuse, entrepreneure, dès qu’une femme donne naissance à un enfant, elle vient d’hypothéquer sa vie, une partie de ses revenus. Elle devra prendre un congé de maternité, veiller sur l’enfant. Dans bien des cas, être maman signifie aussi de devoir refuser des promotions ou d’autres occasions d’avancement pour demeurer présente à la maison. En revanche, très peu d’hommes vont sacrifier leur carrière pour élever les enfants », soulève Me Goldwater, qui célèbre sa quarantième année d’expertise en droit de la famille en 2021.

Selon Stéphanie Vallée, co-coordonnatrice de l’R des centres des femmes du Québec, cette situation contribue sans doute à la présence de la violence économique au sein des couples. « Une violence présente dans plus d’un ménage sur trois », estime-t-elle. D’ailleurs, elle encourage régulièrement les femmes ayant des doutes à se présenter dans un des 81 centres de femmes de la province pour aborder le sujet. Selon la porte-parole de cet organisme, qui milite, entre autres, en faveur de l’égalité des salaires, la simple question abordant le juste partage ou non des dépenses au sein de la dynamique familiale constitue déjà un indice qu’il pourrait y avoir une forme de violence économique.

La source de cette violence n’est pas qu’attribuable au conjoint violent ; elle trouve aussi ses racines dans l’inégalité économique entre les hommes et les femmes, défend Hélène Belleau, directrice et professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). « Depuis des années, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas sur le plan des politiques sociales et fiscales au Québec. Peu importe comment les couples gèrent l’argent (séparément, au prorata des dépenses, etc.), on présume qu’il y a un “revenu familial” et donc une mise en commun de tous les revenus ainsi qu’une redistribution plus ou moins égale entre conjoints, ce qui ne reflète pas la réalité et pénalise les femmes. D’après l’économiste Ruth Rose, les femmes ont 40 % moins de revenus de retraite que les hommes. Ce n’est pas normal que les femmes paient si cher la vie familiale », observe celle qui a signé « L’Amour et l’Argent. Guide de survie en 60 questions ».

En fait, dénonce la professeure, le système actuel et le droit de la famille contribuent aux écarts de revenus entre les sexes et au sein des couples. « Une situation encore plus tangible hors des grands centres au Québec, où les unions libres sont plus nombreuses et où les écarts de salaires sont les plus importants au bénéfice des hommes », explique Hélène Belleau. Par conséquent, ajoute-t-elle, les structures soutiennent, d’une certaine façon, les conditions nécessaires à la violence économique. « Lorsque la rupture survient — triste réalité pour plus d’un couple sur deux —, ces inégalités ressortent davantage », constate-t-elle.

« La chute de standard de vie est toujours plus brutale chez les femmes et les enfants que chez les hommes », renchérit Me Goldwater, qui a défendu la très médiatisée cause de pension alimentaire et de partage du patrimoine acquis en union libre, Lola contre Éric. Par conséquent, note-t-elle, l’argent devient rapidement un outil de pouvoir, un outil pour contrôler l’autre. À ce propos, l’avocate souligne que plus de 30 % des litiges familiaux défendus par son cabinet impliquent justement un conjoint qui refuse de payer sa juste part des dépenses et sa pension à l’endroit de l’autre.

 

Des formations pour venir en aide aux victimes

Interpellé par la situation, Option consommateurs collabore depuis près de cinq ans avec les centres de femmes afin d’aborder davantage le sujet de la violence économique. Présentées sous forme de formations, d’ateliers et de conférences, ces discussions traitent des signes pour reconnaître ce type de violence. Le contrôle des dépenses, l’empêchement d’aller étudier ou de travailler, le vol d’identité et l’utilisation abusive de la carte de crédit de l’autre, font partie des indices de la violence économique », indique sa directrice générale adjointe, Myriam Chagnon.

L’organisme fournit également une trousse d’outils aux femmes pour qu’elles aient un meilleur contrôle sur leur finance personnelle. « On leur explique comment elles peuvent résilier un bail, s’assurer que leur conjoint ne contracte pas de dettes à leur nom et comment elles peuvent ouvrir un compte de banque à leur propre nom », dit-elle.

À ce propos, la possession d’un compte de banque est régulièrement la première recommandation faite à l’endroit des victimes de violence économique. « C’est leur premier pas vers l’autonomie financière », signale la directrice.

Enfin, il est difficile, dit-elle, de chiffrer les répercussions actuelles de la violence économique au sein de la société. Combien de dossiers de crédit sont entachés ? Combien souffrent de manque de confiance en soi ? Combien souffrent de dépression et d’endettement ? Beaucoup de questions sans réponses. Tout repose, dit-elle, sur le nombre de plaintes, et ces plaintes sont encore beaucoup trop peu nombreuses.

 

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Comment obtenir de l’aide ?

Vous estimez être victime de violence économique ? Parlez-en à une personne en qui vous avez confiance, conseille Myriam Chagnon d’Option consommateur. « Il peut s’agir d’un ami, d’un membre de votre famille, d’un intervenant ou d’un professionnel de la santé, votre médecin par exemple », dit-elle. L’organisme recommande également de se tourner vers les ressources destinées aux femmes ou aux victimes de violence conjugale, telles que :

 

SOS Violence conjugale

www.sosviolenceconjugale.ca | 514 873-9010 | 1 800 363-9010

 

Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC)

www.cavac.qc.ca | 1 866 532-2822

 

Regroupement provincial des maisons d’hébergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale

http://maisons-femmes.qc.ca | 514 878-9134

 

L’R des centres de femmes du Québec — Réseau des centres de femmes du Québec

www.rcentres.qc.ca | 514 876-9965 (région de Montréal