C'est un retour en force sans précédent. Il aura fallu moins de six mois à la Bourse pour se remettre du choc brutal ...
C’est un retour en force sans précédent. Il aura fallu moins de six mois à la Bourse pour se remettre du choc brutal et soudain de la pandémie. À quoi peut-on s’attendre des marchés financiers pour le reste de l’année? Trois stratèges dévoilent comment ils se positionnent maintenant qu’une reprise inégale s’installe et que les craintes d’une bulle en Bourse s’accentuent.
LE S&P 500 DANS UNE BULLE S’IL PASSE AU-DESSUS DE 3 600
Martin Roberge, stratège quantitatif, Canaccord Genuity
La Bourse est «surachetée» et «surévaluée» en cette fin d’été, mais les liquidités abondantes soutiennent son élan, juge Martin Roberge, de Canaccord Genuity. Si les taux qui avoisinent zéro justifient en partie les records, le stratège prévient que l’élastique commence à s’étirer.
La Bourse pourrait perdre du tonus une fois que les spéculateurs auront terminé d’acheter les actions qu’ils ont vendues à découvert pour parier sur une baisse des marchés qui n’est pas venue. Une fois que tous les paris haussiers, tant de la part des fonds de couverture que des gestionnaires d’actifs, auront franchi la barre des 100 milliards de dollars américains, la Bourse entrera «dans une zone de risque» propice à un recul de 5 % à 10 %, estime Martin Roberge.
Pour l’instant, le feu de signalisation est encore jaune, mais si la Bourse continuait de grimper, on passerait alors au rouge, précise-t-il.
En fonction des taux actuels, le S&P 500 a une valeur juste de 3 600 points, mais il devient de plus en plus difficile de défendre un niveau plus élevé, parce que les taux sont déjà au plancher et que les cours intègrent déjà une récupération rapide des profits perdus au pire de la pandémie.
Pour surpasser la barre des 3 600 points, les bénéfices prévus devront retrouver le niveau qu’ils avaient en février en deux ans au lieu de l’habituel quatre ans observé lors d’une reprise.
Martin Roberge place plutôt le jalon de 3 600 à la fin de 2021. «Si je me trompe et que la Bourse passait cette barre plus tôt, la Bourse entrerait alors dans une bulle», prévient le stratège.
Si le S&P 500 corrige ses excès au cours des prochains mois, comme il le prévoit, l’indice phare pourrait ensuite grimper jusqu’à 4 000 points à la fin de 2022, dans la prochaine phase haussière, entrevoit-il.
Au tour des ressources de s’apprécier
Pour soutenir l’économie, les gouvernements voudront combler le vide en attendant que les entreprises ravivent leurs propres dépenses en immobilisations. Dans ce contexte, les matières premières devraient offrir une performance supérieure à celle du marché pour le reste de 2020 et en 2021, avance Martin Roberge. «Les secteurs des ressources devraient aussi profiter de la reprise plus rapide du secteur manufacturier et de l’attrait de leur cours d’aubaine par rapport au marché», explique le stratège.
Un billet vert moins fort devrait aussi faciliter les achats de matières premières pour tous les acheteurs dont la monnaie n’est pas américaine. Ce portrait avantage la Bourse de Toronto, qui pourrait voir les investisseurs étrangers revenir au Canada.
Les marchés émergents ont aussi commencé à profiter de cette conjoncture mondiale plus favorable. «Ces marchés pourraient offrir les prochains feux d’artifice», croit Martin Roberge.
Une stratégie valeur nouveau genre
Il faut une croissance économique plus rapide pour que les investisseurs se déplacent vers les industries plus cycliques ou celles qui ont peu profité du marché haussier jusqu’ici.
Au lieu de l’habituelle rotation des titres de croissance vers les titres sous-évalués que l’on voit dans les phases de reprise, Martin Roberge propose à ses clients une variante plus adaptée aux circonstances.
L’investisseur peut ainsi garder ses placements dans les championnes de la technologie et y greffer les secteurs de la santé et de la consommation de base, deux autres industries en croissance, mais plus prudentes qui bénéficient aussi indirectement de la pandémie.
Les bénéficiaires plus volatils de la reprise mondiale, soit les secteurs de l’énergie, des matériaux et industriels, complètent son tableau, et devraient offrir leur meilleure performance en 2021.
Le secteur financier n’enthousiasme guère le stratège parce que les taux anémiques affaiblissent les marges d’intérêts entre les prêts et les dépôts, la principale source de profits des banques.
Le stratège éviterait les titres à dividendes élevés, tels que les fonds immobiliers à capital fermé et les services aux collectivités, car ces deux industries endettées ont déjà amplement profité de la baisse des taux et que leur industrie respective affronte de nouveaux obstacles.
CE N’EST PAS LE MOMENT DE FAIRE DE GRANDS PARIS
Stéfane Marion, économiste et stratège en chef, Financière Banque Nationale
Puisque l’économie n’a pas encore ressenti toutes les réverbérations de la pandémie et que la Bourse est chèrement évaluée, ce n’est pas le moment de faire de grands paris, fait valoir Stéfane Marion, de Financière Banque Nationale.
«Dans la phase de reprise, on peut habituellement fermer les yeux et privilégier les actions, mais ce cycle est atypique, explique le stratège. Les perspectives sont embrouillées parce qu’elles dépendent des transferts gouvernementaux. Les élections pourraient aussi porter au pouvoir un candidat qui s’est prononcé pour une hausse des impôts des sociétés.»
Voilà pourquoi l’économiste est neutre envers les actions dans son portefeuille modèle. Il accorde aussi une part égale de 20 % aux actions américaines et canadiennes et alloue 5 % à chacun des marchés étrangers, soit les pays développés et émergents.
L’économiste se garde aussi un coussin d’encaisse de 8 % qu’il entend redéployer selon le scénario qui émergera. «Avec ce que la Bourse a déjà donné, il n’y a pas de gêne à se garder des munitions avant une période qui pourrait se révéler mouvementée», ajoute-t-il.
Phase d’insolvabilité repoussée à 2021
Son scénario de base présume que le Congrès approuvera un nouveau plan de soutien plus costaud que ce que les républicains envisagent. L’économie a besoin d’au moins 1 500 milliards de dollars américains. «Les transferts gouvernementaux repoussent la phase d’insolvabilité qui succède habituellement à la crise de liquidités», ajoute-t-il en rappelant aussi que ces plans ne dureront pas éternellement.
Autre souci pour le stratège : l’évaluation généreuse de 22,6 fois les bénéfices prévus pour le S&P 500, rarement vue aussi tôt dans une reprise, tient pour acquis que les bénéfices retrouveront leur niveau d’avant la pandémie dès le troisième trimestre de 2021.
Les espoirs de vaccins rapides dopent aussi les marchés, mais à son avis, cette inoculation ne restaurera pas toute la destruction de la demande que provoqueront le chômage et les faillites d’entreprises. «Ce serait inédit d’éviter la phase d’insolvabilité. Elle pourrait survenir en 2021. Au moins, les banques centrales veillent au grain pour amortir le choc», se rassure Stéfane Marion.
Malgré tout, deux industries canadiennes profiteront de la reprise mondiale. L’énergie et les matériaux sont les seules qu’il surpondère en portefeuille. L’énergie est aussi un secteur boudé et bon marché tandis que l’or devrait bien performer tant que les taux réels resteront négatifs et que les gouvernements toléreront les déficits.
Normalement, les banques auraient complété le trio des secteurs favoris dans le retour à la normale, mais cette fois, sans les versements aux contribuables, le revenu personnel des ménages serait en chute libre, défend l’économiste.
Le protectionnisme, un risque sans le vaccin
La Bourse a récupéré ses pertes si rapidement que Stéfane Marion pourrait revoir à la hausse les cibles qu’il avait établies pour le S&P 500 et le S&P/TSX, à la fin de 2020. «Le potentiel haussier m’apparaît limité d’ici la fin de l’année. Beaucoup de bonnes nouvelles sont déjà intégrées aux cours», prévient-il.
Si, contrairement au consensus, un vaccin ne voyait pas le jour d’ici trois mois, on peut imaginer que certains gouvernements adopteraient des mesures protectionnistes afin de protéger leur économie interne des ravages de la pandémie. «Les perspectives pour l’économie et les profits prendraient alors une autre tournure», dit-il, pour justifier son approche prudente.
ENCORE DES GAINS À ARRACHER, MAIS ATTENTION AUX OBLIGATIONS
Michel Doucet et Jean-René Ouellet, vice-présidents et gestionnaires de portefeuille, Desjardins Gestion de patrimoine
Bien que le S&P 500 ait déjà franchi la cible de 3 400 points fixée en janvier pour la fin de 2020 et que les championnes du Web mènent le bal comme prévu, les deux gestionnaires de Desjardins Gestion de patrimoine se gardent bien de fanfaronner. «Étant donné les ravages de la pandémie et le risque d’autres vagues, on va se garder une petite gêne au lieu de célébrer», indique Michel Doucet.
Étant donné les forts gains déjà engrangés, les attentes deviennent plus modestes. Le gestionnaire de portefeuille voit le S&P 500 clore 2020 entre 3 400 et 3 600 points et le S&P/TSX avancer jusqu’à 17 000-17 200 points, soit des gains potentiels de zéro à 3 % respectivement.
Pour la fin de 2021, ces fourchettes passent à 3600-3800 points à la Bourse américaine et à 18 000-18 200 à la Bourse canadienne, soit 6 % de plus aux États-Unis et 9 % de plus au Canada.
La technologie a beaucoup donné
Le secteur de la technologie ayant beaucoup donné, son collègue Jean-René Ouellet revient au neutre pour cette industrie qu’il prise depuis longtemps. La COVID-19 accélère les bouleversements dans les habitudes de consommation et de production, mais le moment est venu de prendre des profits.
Le gestionnaire continue néanmoins de privilégier le secteur des communications, où figurent Alphabet (GOOGL, 1717,39 $ US), Facebook (FB, 302,50 $ US) et Netflix (NFLX, 552,84 $ US). «L’évaluation de cette industrie est plus appropriée qu’on le dit quand on la compare à la croissance encore rapide des géants du Web», dit-il.
Parmi les secteurs américains plus prudents, Jean-René Ouellet préfère les perspectives et l’évaluation de celui de la santé à celles de la consommation de base et des services aux collectivités. Le gestionnaire soulève un seul bémol : l’élection potentielle des démocrates en novembre pourrait entraîner des changements législatifs défavorables à l’industrie de la santé.
Pour expliquer sa préférence, il compare le propriétaire de Google au secteur de la consommation de base. Alphabet s’échange à un multiple de 32 fois les bénéfices, si on retire son encaisse du calcul. Cela équivaut à seulement 1,6 fois le taux de croissance annuel moyen de 20 % des revenus réalisé au cours des sept à neuf dernières années. En revanche, une multinationale typique de consommation s’échange à un multiple en apparence inférieur de 20 fois les bénéfices, mais sa croissance n’est que de 3 %. Le ratio cours/croissance (PEG ratio) est donc de trois fois.
Les banques bon marché, les américaines préférées
Des deux côtés de la frontière, le secteur boudé des banques est attrayant parce qu’il se négocie à bon marché. Jean-René Ouellet a une légère préférence pour les banques américaines JP Morgan (JPM, 101,65 $ US), Bank of America (BAC, 26,02 $ US) et Bank of New York Mellon (BK, 37,67 $ US) parce que la demande hypothécaire offre plus de potentiel.
Au Canada, l’aide gouvernementale et le report des paiements hypothécaires évitent le scénario catastrophe d’énormes pertes sur prêts. Dans ces circonstances, un multiple de 10 à 11 les bénéfices, des rendements de l’avoir de 15 % à 16 % et des rendements de dividendes de 4 % ont belle allure, précise-t-il.
Puisque les secteurs préférés de la technologie, des communications et de la santé sont mieux représentés aux États-Unis, il va de soi que la répartition en actions américaines dépasse un peu la cible dans le portefeuille modèle.
À l’étranger, la répartition de 10 % dans les marchés émergents et de 16 % dans les marchés EAEO (Europe, Australie et Extrême-Orient) est neutre également. «On apprécie le nouvel effort concerté de l’Union européenne, mais j’aimerais voir ses économies mieux performer avant de surpondérer», explique Michel Doucet.
Les obligations : de stabilisateur à source de risque
L’approche plus prudente qu’avant tient aux risques qui planent toujours, que ce soit de possibles nouvelles vagues de la COVID-19 ou les élections américaines. «La répartition tactique à plus court terme dévie donc peu de nos cibles à long terme», résume Michel Doucet.
Du côté des obligations, par contre, les perspectives se corsent un peu, si bien que la répartition passe de 35 % à 32 %. Les titres de revenu fixe ont été des «stabilisateurs exceptionnels» ces dernières années. Ils deviennent maintenant plus vulnérables à une remontée, même modeste, des taux.
Si la durée d’un portefeuille d’obligations adéquatement diversifié a une échéance de huit ans, comme l’indice de référence, une hausse de 1 % de l’ensemble des taux ferait baisser leur valeur de 8 %, illustre Michel Doucet.