Un investisseur qui désire profiter des baisses de taux pour garnir son portefeuille d’entreprises nouvellement florissantes doit aussi tenir compte de la manière avec laquelle ces réductions sont graduellement digérées par les marchés. (Photo: 123RF)
Tiff Macklem, Jerome Powell et les autres banquiers centraux de la planète sont en quelque sorte les meneurs d’une valse bien particulière. Dès qu’ils posent un pied sur la piste de danse, leurs partenaires — les marchés boursiers — s’activent déjà, impatients de suivre le rythme de la musique.
Lorsqu’ils se mettent finalement à bouger en abaissant leur taux directeur, les marchés en font tout autant.
Ce spectacle est suivi de près par les investisseurs, puisque la valse des baisses de taux peut représenter des occasions à saisir. Selon l’ampleur et la vitesse des réductions à venir, des entreprises provenant de certains secteurs de l’économie pourraient reprendre de la vigueur, ce qui devrait se refléter en Bourse.
En fait, ce mouvement est déjà entamé, fait remarquer Sébastien Mc Mahon, stratège en chef, économiste sénior et vice-président à l’allocation d’actifs à IA Gestion mondiale d’actifs. « Les marchés ont commencé à bouger dans l’attente des baisses de taux, dit-il. Avec la Réserve fédérale américaine (Fed) qui s’est jointe au mouvement le 18 septembre avec une baisse de 50 points de base (qui a fait
passer le taux directeur entre 4,75 % et 5 %), ça va engendrer un autre mouvement dans le marché. Ça va continuer d’aider les titres qui vont très bien, et ça va sans doute en réveiller quelques autres. »
« Qui va le plus bénéficier des baisses de taux ? Les entreprises qui ont le plus de dettes », résume Philippe Côté, vice-président et gestionnaire principal de portefeuille à Gestion de placements Eterna, en pensant notamment aux fiducies de placement immobilier (FPI ou Real Estate Investment Trust [REIT], en anglais).
D’autres secteurs de l’économie, comme les services à la collectivité (électricité, transport par pipeline, etc.), la consommation discrétionnaire (loisirs, biens de luxe, restauration, etc.), mais aussi, dans une certaine mesure, la technologie et les services financiers, devraient aussi être en mesure de tirer leur épingle du jeu pour différentes raisons.
Plusieurs baisses en vue
Selon toute vraisemblance, des baisses de taux, il y en aura. Mais combien exactement, et de quelle ampleur chaque fois, c’est difficile de le dire. Au mois d’août, les économistes de Desjardins entrevoyaient un taux directeur de 2,25 % au Canada et de 3,25 % aux États-Unis à la fin de 2025, tandis que ceux de la Banque Nationale prévoyaient plutôt 3 % au Canada et 3,5 % du côté américain.
Ce qui est également moins certain, mais tout aussi déterminant pour la trajectoire des marchés boursiers, c’est l’état de santé des économies canadienne et américaine lors du processus d’assouplissement de la politique monétaire des deux côtés de la frontière.
« Habituellement, quand on arrive à l’étape des baisses de taux, il y a deux scénarios possibles », résume Philippe Pratte, président, chef des investissements et gestionnaire de portefeuille chez Pratte Gestion de portefeuilles : une récession ou une « normalisation » de l’économie, sans récession. Ce
dernier, comme d’autres, penche du côté de la « normalisation », du moins aux États-Unis. À son avis, l’atterrissage en douceur — un ralentissement de l’économie sans récession — tant espéré par la Fed « semble réalisable ». « Je n’ai pas de raison de penser autrement à l’heure actuelle », a acquiescé Philippe Côté, lors d’une entrevue réalisée à la fin du mois d’août.
Pour ce qui est du Canada, la situation est différente, parce que notre économie « est dans un état beaucoup plus précaire que l’économie américaine », soutient Pierre-Benoît Gauthier, vice-président à la stratégie de placement à IG Gestion de patrimoine. « Cela dit, la Bourse canadienne est largement tributaire de l’économie mondiale, et non de l’économie canadienne, parce que la plupart de nos compagnies cotées en Bourse sont exportatrices, dit-il. Donc, ce qui se passe ici est affecté par ce qui se passe aux États-Unis. »
Prévisions périlleuses
Le problème avec les prévisions… c’est qu’il ne s’agit que de prévisions. À ce chapitre, plusieurs spécialistes se rendent aujourd’hui compte qu’ils n’ont pas vu juste depuis la pandémie. « Quand on regarde les dernières années, très peu d’économistes ont eu raison », fait remarquer Philippe Côté.
Par exemple, l’inversion de la courbe des taux (quand le taux d’intérêt des obligations gouvernementales à court terme est plus élevé que celui des obligations à long terme) a fait dire à plusieurs qu’une récession était imminente. Mais elle se fait toujours attendre. « La visibilité pour les prochains mois est assez limitée, précise toutefois Philippe Côté. On se dit tous qu’à un moment où à un autre, il faudra qu’il y ait une récession. »
« Des analystes de haut niveau disent qu’on se dirige vers une récession profonde, d’autres disent qu’on se dirige vers une récession plus modérée, et d’autres encore disent qu’on l’a évitée, constate Pierre-Benoît Gauthier. L’endroit où on se situe dans le cycle économique est vraiment un point d’interrogation. »
Sommes-nous toujours dans une phase de contraction ? Avons-nous atteint le creux ? À quel moment la phase d’expansion débutera-t-elle ? Autant de questions auxquelles il est périlleux de répondre.
« Les cycles économiques sont difficiles à interpréter, parce que pour y arriver, il faut que les chiffres qui reflètent la chute économique soient publiés », souligne Vincent Fournier, gestionnaire de portefeuille à Claret. Or, lorsqu’elles sortent, ces données reflètent le passé. « On va souvent apprendre qu’on est en récession au moment où cette dernière est terminée et que la croissance de l’économie est déjà repartie. »
Les attentes et la réalité
Un investisseur qui désire profiter des baisses de taux pour garnir son portefeuille d’entreprises nouvellement florissantes doit aussi tenir compte de la manière avec laquelle ces réductions sont graduellement digérées par les marchés.
« Les baisses de taux à venir sont en partie intégrées dans le marché, mais lorsqu’elles vont se confirmer, il va quand même y avoir un effet. Le danger, c’est que les baisses de taux soient déjà intégrées dans les prix sur le marché, mais qu’elles ne se produisent pas, explique Pierre-Benoît Gauthier. Cela signifierait que les baisses de taux qui sont déjà consignées par les marchés doivent être renversées, ce qui peut créer beaucoup d’incertitude et de volatilité. Cela dit, ce n’est pas dans l’intérêt de la Fed de créer ce genre de réaction. »
Le spécialiste fait aussi remarquer que les baisses de taux ont un effet sur les marchés de manière générale, mais aussi sur la consommation. Or, si plusieurs consommateurs accueilleront chaque annonce de réduction de taux comme une bonne nouvelle, certains devront malgré tout renouveler leur prêt hypothécaire dans les prochains mois et faire face à des versements mensuels plus élevés qu’auparavant.
Résultat : les ventes au détail n’exploseront sans doute pas du jour au lendemain. « Les gens ne retourneront pas nécessairement en masse à la quincaillerie demain matin, illustre Pierre-Benoît Gauthier. Certaines des attentes par rapport aux répercussions des baisses de taux sont assurément surfaites. »
Rotation en cours
Lorsque les investisseurs délaissent un secteur donné pour en privilégier un ou plusieurs autres, on parle de « rotation sectorielle ». C’est ce qui a semblé se produire en juillet dernier : les entreprises technologiques qui ont tiré les indices boursiers vers le haut au cours des dernières années ont momentanément été mises de côté au profit d’autres titres, notamment dans le secteur des petites capitalisations.
Pendant quelques semaines, l’indice de petites capitalisations américaines Russell 2000 a enregistré une performance largement supérieure à celle du Nasdaq et du S&P 500, du jamais vu depuis plusieurs années. Il a connu des hauts et des bas depuis, mais il fait encore partie de la discussion.
« Au fur et à mesure que les taux vont baisser, les petites capitalisations qui ont souvent plus d’endettement devraient en profiter », soutient Pierre-Benoît Gauthier. Cela dit, des taux qui baissent sont habituellement synonymes d’économie affaiblie. Lorsque le moteur d’une économie toussote, les petites capitalisations peuvent souffrir, ajoute-t-il.
« On est sur le fil du rasoir. La baisse de taux bénéficie aux petites sociétés, mais ce qui provoque les baisses de taux leur nuit, résume-t-il. Les investisseurs vont devoir se demander si l’économie est
assez forte pour soutenir ces plus petites entreprises. Si c’est le cas, il va y avoir un gros potentiel de croissance. »
Il faut cependant être prudent avec les entreprises de petite capitalisation qui composent l’indice Russell 2000, prévient Philippe Côté, puisque plusieurs d’entre elles sont, selon lui, de « basse qualité ». « Environ la moitié des sociétés de l’indice ne sont pas rentables », dit-il.
Stratégie risquée
Il peut être tentant de profiter d’une rotation sectorielle pour remanier un portefeuille d’investissement afin de dénicher de nouveaux titres prometteurs. Toutefois, chercher à synchroniser ses choix selon l’endroit où on pense être situé dans le cycle économique est un pari risqué, soutient Vincent Fournier, de Claret. « Il y a un peu de spéculation là-dedans », dit-il.
Le marché des actions tente de prédire ce qui se produira dans les six à douze prochains mois, tandis que les données économiques décrivent le passé, explique le gestionnaire de portefeuille. « Il y a une sorte de dislocation entre les données de l’économie réelle qu’on obtient et le marché des actions, dit-il. Quand monsieur et madame Tout-le-Monde obtiennent l’information et agissent, les grands spéculateurs de ce monde avec des modèles hyperperformants ont déjà bougé et le gros de la vague est passé. »
De toute façon, même si on voit juste pour ce qui est de la phase du cycle économique dans laquelle on se trouve, encore faut-il cibler les bons chevaux sur lesquels parier, et à bon prix. « Au début de ma carrière, je me disais que ce serait facile de trouver de bonnes entreprises. Après un peu moins de 30 ans d’expérience, je peux vous dire qu’il est très difficile de trouver une nouvelle bonne entreprise », tranche-t-il, ajoutant que lorsqu’on en trouve une, il vaut mieux conserver le titre le plus longtemps possible.
Faut-il pour autant rester les bras croisés si une occasion se présente ? Pas nécessairement, nuance-t-il. On peut profiter du contexte économique pour rééquilibrer un portefeuille ou prendre une décision concernant une cotisation REER supplémentaire, par exemple. Mais vendre massivement pour acheter ce qu’il appelle les « saveurs du mois » serait à son avis un faux pas.