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Bicha Ngo: «Le modèle allemand me plaît et m’inspire beaucoup»

François Normand|Édition de la mi‑octobre 2024

Bicha Ngo: «Le modèle allemand me plaît et m’inspire beaucoup»

La PDG d'Investissement Québec, Bicha Ngo (Photo: Martin Flamand)

LE TÊTE-À-TÊTE. Nommée PDG d’Investissement Québec (IQ) en février, Bicha Ngo, spécialiste en capital de risque en poste à IQ depuis 2019, prend les commandes à un moment charnière de l’histoire économique du Québec. La province essaie de faire sa place dans la filière batterie, mais la concurrence est féroce, notamment de la part de l’Ontario. La première femme à diriger la société d’État doit aussi relever le défi de la faible productivité des entreprises québécoises par rapport aux autres pays industrialisés. C’est sans parler du déclin des dépenses en R-D des sociétés au Canada depuis 20 ans. Elle a déjà plusieurs idées en tête pour relever ces défis et faire grandir nos entreprises, à commencer par s’inspirer du fameux modèle allemand pour amener davantage de bonnes idées des laboratoires au marché.

Le Québec mise sur son énergie verte et ses minéraux critiques et stratégiques (MCS) pour attirer des acteurs de la filière batterie. Or, Volkswagen, Honda et Stellantis, qui ont des projets d’usines en Ontario, ont déclaré à Les Affaires qu’elles ont notamment choisi de s’établir dans cette province en raison de son énergie propre (nucléaire, mais sans gaz à effet de serre) et de ses MCS. Le gouvernement ontarien nous a confirmé qu’il mettait de l’avant ces deux facteurs. Dans ce contexte, le Québec mise-t-il sur les bons atouts ou faut-il élargir ce que l’on met de l’avant ?

L’énergie renouvelable est un atout. En ce qui concerne les MCS, le sol québécois regorge de lithium, par exemple. C’est la raison pour laquelle nous avons des joueurs comme Nemaska Lithium, qui travaille avec nous en raison de la richesse et la qualité du lithium d’ici. L’extraction et la transformation de MCS à proximité, conjuguées à de l’énergie renouvelable, permettent de produire une batterie qui est très verte. Aussi, les projets qu’on a attirés ici, que ce soient de Ford ou de Northvolt, par exemple, sont venus s’établir au Québec pour ces raisons-là.

La suédoise Northvolt défraie les manchettes en raison de ses déboires. Croyez-vous toujours que son usine de cellules de batteries verra le jour en Montérégie ?

Je pense que oui. L’entreprise a des défis financiers et a eu une croissance accélérée. Aujourd’hui, je pense qu’ils font la bonne chose de recadrer leur plan d’affaires et stratégique. En Suède, Northvolt focalise davantage sur la cellule au lieu de la cathode, donc elle arrête les opérations. Tout le monde a été emballé par la croissance et la demande pour les batteries qui était très accélérée. Aujourd’hui, il faut recadrer. Je pense que l’entreprise fait bien de prioriser et de le faire par étapes. L’indication que nous avons, c’est que le projet pour le Québec se poursuit. Est-ce qu’il va y avoir un décalage dans le temps ? Peut-être.

Récemment, un représentant d’IQ International a associé le marché américain à une « drogue » pour les entreprises québécoises, affirmant que le Québec devait diversifier davantage ses marchés, car 70 % de ses exportations sont acheminées aux États-Unis. Peut-on vraiment tourner le dos à ce marché, et quels sont les autres marchés prioritaires d’IQ ?

Je ne pense pas qu’on tourne le dos au marché américain. La réalité, c’est que chez nos voisins, il y a une facilité à travailler avec eux. Mais en même temps, est-ce qu’il y a d’autres marchés à l’étranger, comme l’Australie, dans les ressources naturelles ? Je crois qu’on peut pousser, aider et accompagner les entreprises québécoises. Mais les deux se font en parallèle. On ne fait pas un au détriment de l’autre. À vrai dire, on ne vise pas des marchés géographiques en particulier. On regarde plutôt les forces des industries québécoises et quels sont les produits qu’on peut exporter, peu importe où se trouvent les acheteurs.

Quelle est votre stratégie pour faire grandir les entreprises, pour les faire passer de petite à moyenne et à grande, et de les amener davantage sur les marchés étrangers ?

L’investissement dans l’innovation est tellement stratégique. C’est un levier très important de croissance. Plus on investit dans l’innovation, plus les entreprises sont compétitives et productives, ce qui leur ouvre des marchés à l’international. Par exemple, 27 % des entreprises qu’on a appuyées depuis 2019 sont passées de petite à moyenne ou de moyenne à grande. Certaines ont fait des acquisitions à l’international, d’autres ont investi pour accroître leurs capacités de production. De plus, une entreprise sur quatre a augmenté sa productivité de plus de 25 % depuis notre intervention financière. Pour moi, c’est vraiment parlant. On veut augmenter la taille des entreprises québécoises. Mais ce qu’on veut surtout, c’est que les entreprises soient plus productives.

Justement, selon le bilan 2023 du Centre sur la productivité et la prospérité, de HEC Montréal, le Québec figurent parmi les derniers de la classe parmi les pays de l’OCDE en matière de productivité du travail. On a tout fait au fil de décennies : abolition de la taxe sur le capital, subventions, accompagnement… mais l’aiguille ne bouge pas beaucoup pour l’ensemble des entreprises québécoises. Qu’est-ce qu’IQ peut faire de plus ?

Il y a quatre ans, on a lancé l’initiative Productivité innovation. On s’est donné comme cible à l’époque d’investir 2,5 milliards de dollars (G $) dans les entreprises pour les aider à réaliser des projets afin d’augmenter leur productivité. En mars 2024, nous étions à 3,6 G $ pour des projets de plus de 10 G $. Ça va bien, on est contents, mais on ne s’arrête pas là. Au cours des prochaines semaines, on va annoncer la nouvelle mouture de Productivité innovation. Il y aura un volet très important pour la R-D. Au cours des 20 dernières années, les dépenses en R-D au Canada ont baissé de 3 %, tandis qu’elles augmentaient de 37 % aux États-Unis et de 32 % dans les autres pays de l’OCDE.

Que s’est-il donc passé au Canada par rapport aux autres pays développés ?

On n’investit pas assez, mais il y a un autre problème. On est très bons dans la recherche universitaire. Mais comment amène-t-on par la suite ces idées au marché ? Ce qu’on veut, c’est pousser davantage les investissements en R-D qui se transforment en innovations afin de pouvoir investir dans les projets. L’Allemagne, qui vit des moments plus difficiles pour différentes raisons, est un modèle de productivité axé sur l’innovation. Il y a cinq facteurs pour expliquer ce succès : les PME familiales allemandes (Mittelstand, en allemand), qui sont souvent des champions mondiaux dans leur secteur, les dépenses en R-D, qui représentent 3 % du PIB, les instituts Fraunhofer spécialisés en recherche appliquée pour aider à commercialiser les bonnes idées, la valorisation du métier d’ingénieur, ainsi que la formation duale, soit l’alternance entre l’école et l’entreprise. On compte donc s’inspirer de ce modèle.

Plus globalement, quelle est votre vision pour améliorer le développement économique du Québec à l’horizon 2030 ?

Ma vision pour Investissement Québec est beaucoup dans la continuité. Par exemple, lors de l’élaboration du plan stratégique 2023‑2027, j’étais à l’époque sur l’équipe de direction, responsable des placements privés. Notre priorité de propulser la croissance des entreprises par l’innovation, la productivité et les exportations va donc continuer. Cela dit, le contexte économique a changé, tout comme les besoins des entrepreneurs. On va donc s’adapter, principalement dans notre approche et les outils qu’on se donne. C’est pourquoi la mouture qu’on va annoncer prochainement focalisera sur la R-D et l’innovation.

Mais qu’est-ce qui va changer concrètement dans votre approche ?

Initialement, on encourageait les entreprises québécoises à faire du CAPEX (des dépenses en capital) en productivité. On va continuer avec cette approche. En revanche, pour accélérer ça et vraiment donner l’occasion aux entreprises d’adopter de nouvelles technologies, il faut qu’il y ait plus d’innovations commercialisées qui répondent aux besoins de nos entreprises. C’est pourquoi le modèle allemand me plaît et m’inspire beaucoup. Il faut vraiment être capable d’amener plus d’idées sur le marché.