Les enquêtes menées auprès des consommateurs par les Producteurs de lait du Québec montrent que ces derniers « veulent savoir comment le lait est fabriqué», dit Julie Gélinas, directrice du marketing.
Les campagnes marketing de l’industrie agroalimentaire québécoise, qui mettent en vedette des animaux joyeux et souriants, devront-elles faire preuve de plus de sobriété dans les prochaines années ? Le fait de dépeindre des animaux qui «semblent vouloir être mangés», en leur attribuant des caractéristiques humaines — l’anthropomorphisme — a été dénoncé au début des années 2010 par le blogueur végane américain, Ben Grossblatt. Il a baptisé cette stratégie, le suicide food.
Face aux préoccupations envers le bien-être animal, à l’incidence de l’industrie agricole sur les changements climatiques et aux conséquences néfastes sur la santé d’une trop grande consommation de viande, cette dénonciation gagne de plus en plus d’adeptes aux États-Unis et en Europe. Au Pays-Bas, la ville de Haarlem compte même interdire dès 2024 l’affichage publicitaire de viande issue d’élevages industriels sur les espaces loués par la ville.
Qu’en est-il au Québec, où le secteur agricole était à l’origine de 9,6 % des émissions de gaz à effet de serre de la province en 2018 (comprenant les gaz issus de la digestion des animaux, de la gestion du fumier et des sols agricoles) ? Le célèbre poulet St-Hubert devra-t-il abandonner son sourire, et le porc du Rang 4, son chapeau de paille et son épi de blé ?
L’anthropomorphisme au service de la marque
Dans l’industrie, l’utilisa-tion de l’anthropomorphisme est associée à des émotions positives de plaisir et de gourmandise, indique Alex Cruz, cofondateur d’École-B, un cabinet québécois d’expertise en marketing agroalimentaire.
Prenons par exemple le logo de La vache qui rit, dessiné en 1921 par l’illustrateur Benjamin Rabier afin d’incarner les valeurs de positivité, de convivialité et d’humour du Groupe Bel. «Les logos anthropomorphisés permettent d’humaniser une marque et de créer un lien intime avec le consommateur», explique Jordan Lebel, professeur en marketing alimentaire à l’Université Concordia.
Comme avec le logo du poulet St-Hubert qui semble «gentil» et «approchable». «Le consommateur met une distance avec l’animal qu’il consomme. On ne mange pas l’animal, on mange de la viande», ajoute le professeur, également consultant pour le Groupe Bel. Mais l’imagerie animale permet aussi de «lutter contre les incertitudes» du consommateur, en le rassurant sur l’origine du produit, insiste Alex Cruz.
Les enquêtes menées auprès des consommateurs québécois par les Producteurs de lait du Québec montrent que ces derniers «veulent savoir comment le lait est fabriqué. Ce qu’ils veulent voir, ce sont des vaches, ils veulent voir des producteurs à la ferme, de quoi a l’air leur modèle de production», explique Julie Gélinas, directrice du marketing de l’organisme.
«Quand on met des vaches dans nos mises en scène, on le fait pour faire valoir le bien-être animal et démontrer que nos producteurs ont à coeur que leurs vaches aient accès à de bons soins», ajoute-t-elle. En 2018, dans une campagne cartoonesque, les Producteurs de lait du Québec ont fait parler des vaches pour répondre à la question «le lait, c’est-tu encore bon, ça ?». «On savait que nos consommateurs étaient un peu à la croisée des chemins, à la recherche d’informations»quant à l’offre grandissante de boissons végétales, explique Julie Gélinas.
Une culture du bannissement
Malgré l’acceptabilité sociale au Québec pour ce type de publicités, Alex Cruz note qu’on va plus facilement humaniser une vache pour la publicité d’une microlaiterie familiale que pour promouvoir un morceau de viande provenant d’un élevage industriel. «On n’ira pas aussi loin» dans ce cas-ci, précise-t-il, devinant une culture du bannissement qui pourrait bien gagner l’industrie.
«Les nouvelles générations mettent fin à une diète traditionnelle steak/patate et ont une alimentation plus diversifiée. Ils vont redéfinir quel type d’imagerie est acceptable ou non. Les entreprises doivent donc prendre les devants et exercer une veille», insiste le stratège de marque senior.
Jordan Lebel observe aussi une certaine «rectitude» qui s’installe tranquillement dans le milieu. «À l’heure actuelle, c’est risqué pour un nouveau produit [d’adopter une stratégie d’anthropomorphisme].»
Le professeur estime que les marketeurs devront faire preuve de plus de créativité à l’avenir et aller plus loin que «le logo d’un petit cochon qui sourit». «L’environnement dans lequel on travaille change tout le temps, y compris l’environnement réglementaire. Il faut s’adapter, on n’a pas le choix, et réinventer notre façon de faire de la publicité.» Faire preuve de créativité, mais aussi de «courage» dans un système agroalimentaire complexe où l’offre se diversifie et où le consommateur veut faire des choix éclairés.
«Comment on raconte dans une pub de 15 secondes qu’une agriculture régénératrice peut aider à lutter contre les changements climatiques en séquestrant du carbone dans le sol?, s’interroge Jordan Lebel. Il faut avoir le courage d’être nuancé à l’égard des enjeux moraux et climatiques.»