(Illustration: Joluvian, Colagene, Clinique Créative)
Accélération du désastre écologique, hausse des problèmes en santé mentale, inégalités sociales… On a parfois l’impression que la liste des défis actuels ne fait que s’allonger. La croissance, valeur première de notre économie depuis 200 ans, essuie de plus en plus de critiques. Afin de favoriser une économie plus soutenable et un régime de vie plus sain, les entreprises d’ici ont-elles quelque chose à apprendre de la décroissance?
«Née d’une notion comptable dans les années 1930 (le produit national brut), [la croissance] est devenue un mythe aux mille connotations », écrit l’économiste français Timothée Parrique dans l’introduction de Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, son essai paru à l’automne 2022, qui a connu un retentissement étonnant pour un tel sujet. Traités d’illuminés il y a quelques années, les critiques de la croissance prennent de plus en plus de place dans l’espace public.
ÉDITORIAL – Le mot en «D», par Marine Thomas
« On avait un problème financier et un problème de qualité de vie », dit Mélina Plante, copropriétaire avec son conjoint, François D’Aoust, de la ferme maraîchère Les bontés de la vallée, à Havelock, en Montérégie. Le couple, que certains reconnaîtront du documentaire « Humus », sur l’agriculture régénérative, cultive une grande variété de légumes bio. Les partenaires en avaient assez des semaines de 90 heures et des fins de saison déficitaires. Après une année de pause en 2023, Les bontés de la vallée a entièrement repensé son modèle d’affaires. Les agriculteurs se disent tout à fait alignés avec les valeurs de la décroissance.
« Je définis la décroissance d’abord comme un appel à stopper volontairement et collectivement la course à la croissance économique pour bâtir des sociétés plus soutenables, plus justes et plus démocratiques », dit Yves-Marie Abraham, l’un des « décroissantistes » les plus connus du Québec. Professeur agrégé au Département de management de l’École des HEC Montréal, il enseigne notamment un séminaire intitulé « La décroissance soutenable : théories et pratiques ». « Ce que l’on vient critiquer en premier, c’est le productivisme de nos sociétés », dit-il. Sa conception repose sur trois piliers : produire moins, partager plus, décider ensemble.
Le professeur affirme que la décroissance doit concerner la société entière : il serait illusoire de la voir comme un projet individuel. Toutefois, les petits joueurs du monde des affaires, comme Mélina Plante et François D’Aoust, ont tout à gagner à se familiariser avec ces notions. « Vous avez beaucoup d’entrepreneurs qui sont épuisés, qui ne sont pas intéressés par cette course vers l’infini, dit Yves-Marie Abraham. Pour plusieurs propriétaires de PME, l’ambition est de faire vivre leur boîte, puis la transmettre un jour à leur famille ou à leurs employés. Ils sont rattrapés par cette course folle qui leur est imposée. »
Mélina Plante et François D’Aoust ont présenté cet hiver un budget pour la saison à leur clientèle. « On a dit aux membres : “voici ce que ça coûte pour produire des légumes en incluant un salaire décent pour les fermiers”. Donc, notre problème financier, on vient le régler en arrêtant de déterminer nos prix en fonction du marché, en sortant de la concurrence », dit Mélina Plante. Les prédictions prennent aussi en compte l’embauche de deux travailleurs afin de permettre au couple de travailler de moins longues heures. Plutôt que les 400 paniers produits annuellement auparavant, ils en ont prévu 250 pour la saison 2024.
Et si on était solidaires ?
« On a souvent l’impression que la décroissance, c’est quelque chose de complètement illusoire, presque de communiste », dit Raphaël Baril, consultant et cofondateur de Pareto, un tout nouveau think tank qui veut accompagner les organisations dans la prise de décision « favorisant la transition socioécologique ». « D’une certaine façon, on a déjà un beau modèle en place de ce vers quoi on souhaite transitionner, et c’est l’économie sociale et solidaire. »
Raphaël Baril estime que de nombreux projets innovants peuvent naître de l’économie sociale, et ce, dans une foule de secteurs. Il donne l’exemple du promoteur immobilier CMétis, un OSBL qui conçoit des «écoquartiers » mêlant logement social et développement immobilier en misant sur des matériaux écologiques dans l’est du Québec. « Économie sociale et construction, ça ne va pas d’emblée ensemble, dit le consultant. Et pourtant ! »
CMétis a amorcé son projet pilote, qui comptera une trentaine de logements sociaux et une quarantaine de maisons unifamiliales à Métis-sur-Mer, un village de quelques centaines d’habitants situé aux portes de la Gaspésie. La vision du promoteur ? Un mode de vie axé sur le partage. « L’idée de l’écoquartier est de réhabituer les gens à vivre un peu plus en coopération, dit Philippe Mongeau, chef des opérations de l’OSBL. Si on a un quartier comptant 50 maisons, est-ce qu’on a vraiment besoin de 50 souffleuses, 50 piscines, 50 tondeuses ? Évidemment, non. On peut avoir un mode de vie moderne tout en partageant des espaces communs, des garages, des salles de réception, etc. Dans cette optique-là, on peut dire qu’on s’inspire de la décroissance. »
À ceux qui douteraient du taux de réussite d’un tel projet, Philippe Mongeau rétorque que depuis l’annonce du projet pilote, CMétis a dû refuser de nombreuses offres. « Des dizaines de municipalités nous ont approchés. Si la crise du logement est importante à Montréal, la situation est criante en région, donc l’écoquartier, basé sur la mixité sociale, intéresse beaucoup de monde. » L’OSBL planche également sur un projet de 250 logements sociaux à Rimouski pour 2025.
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Rediriger, plutôt que décroître?
Sans dire le mot en « D » à ses clients, Jean-Pierre Dubé, ingénieur de formation et fondateur de Coboom, une firme de consultation en management d’impact, amène ces derniers à réévaluer leur rapport à la croissance. « Nos institutions veulent faire croire aux PME que si elles ne grossissent pas, elles disparaissent, dit-il. Pouvez-vous me dire dans quelle bible de la gestion il est écrit que la croissance rend heureux ? Je ne connais pas beaucoup d’entrepreneurs qui dorment bien la nuit, d’ailleurs. » Trop d’entreprises prennent des risques exagérés et s’endettent dans cette quête de croissance, une tendance qu’il faut vite renverser, selon lui. « Je leur dis : “On va essayer de trouver la zone de confort qui marche pour toi, ton entreprise et tes employés et je te garantis que tu vas mieux dormir”. »
Jean-Pierre Dubé ne prône pas la décroissance et dit plutôt croire dans la « redirection écologique », une perspective qui encourage la transformation de produits et services « zombies », amenés à disparaître, en produits d’avenir. Coboom vient de terminer une étude sur l’industrie de la pêche à la crevette en collaboration avec le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) à propos des fermetures d’usines de transformation, comme celle de Fruits de mer de l’Est, survenue à la mi-mars. « La décroissance de l’économie, elle est déjà en train de se produire, qu’on le veuille ou non, dit le consultant. La question qu’il faut plutôt se poser, c’est : “qu’est-ce qu’on fait avec ces installations-là ? Ces gens-là, qui vont perdre leur emploi ?” »
Une autre façon de prendre une distance par rapport aux injonctions de croissance est d’accepter « un certain renoncement fonctionnel », dit Raphaël Baril. Il donne l’exemple du fabricant d’équipement de plein air suédois Fjällräven, qui a banni en 2009 l’utilisation des substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (SPFA), la famille de composants chimiques synthétiques qui permettent une grande imperméabilité, tout en laissant passer l’air (comme le Gore-Tex, par exemple). Contactée par courriel, l’entreprise au petit renard arctique a indiqué qu’elle ne se « sentait pas prête à parler publiquement de décroissance tout de suite, même s’il s’agit d’un sujet qui alimente beaucoup de réflexions ».
Repenser nos modèles
Raphaël Baril croit qu’en premier lieu, les entreprises inspirées par la décroissance doivent repenser leurs motivations. « Est-ce que notre but est simplement de maximiser les profits, ou bien de répondre à un besoin réel de la population ? On peut commencer par démêler profits et rentabilité. »
Olivier Germain, professeur à l’ESG UQAM et titulaire de la Chaire Entrepreneuriat, altérité et société, est d’accord. Le paradigme de la réussite entrepreneuriale basée sur de très gros revenus a assez duré, croit-il. « Quand on pense à un entrepreneur, on a l’image d’une figure masculine, virile, très agressive, qui gagne de l’argent à ne plus compter, dit le professeur. C’est une vision très pornographique de la société, en fait, c’est presque obscène. »
Plus vite l’on mettra ce modèle aux oubliettes, mieux l’on se portera, croit le professeur. « La question de la santé mentale des personnes qui créent sous l’impératif de performance, c’est un vrai défi du présent, dit-il. La décroissance est donc un projet qui prend en compte les équilibres de vie. »
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Le début d’une idée
La décroissance, comme courant de pensée politique et économique, est née au début des années 1970, après la publication des Limites à la croissance, communément appelé rapport Meadows, une étude commandée par le Club de Rome, un regroupement de dirigeants, de penseurs et de scientifiques engagés pour le bien public, à un groupe de chercheurs du MIT. Premier ouvrage à mettre en mots les dangers de la société de consommation, le rapport Meadows concluait que, dans un monde aux ressources naturelles finies, la croissance économique infinie n’est pas possible.