Jean Boulet, avec son attachée de presse, Frédérique Verreault, s’est rendu dans les bureaux de Les Affaires, où il a répondu aux questions de Marie-Pier Frappier, directrice de l’information, Catherine Charron, journaliste et Marine Thomas, rédactrice en chef. (Photo: Martin Flamand)
Êtes-vous étourdi par tous les changements législatifs apportés au monde du travail depuis 2018 ? Le ministre Jean Boulet n’a pourtant pas dit son dernier mot. Il compte d’ailleurs se pencher dès cet automne sur le recours à l’intelligence artificielle (IA) et au télétravail.
Celui qui a défendu pendant plus de 20 ans la partie patronale avait du pain sur la planche au moment de faire le saut en politique. En effet, il était alors d’avis que toutes les lois en matière de droit du travail avaient besoin d’être rafraîchies. Il n’avait pas tort, certaines n’ayant pas été révisées depuis plus de 40 ans.
Aujourd’hui, le ministre Boulet aspire surtout à ce qu’elles cessent d’être à la traîne de « la parade sociale ». Au contraire, il tente d’en faire des « catalyseurs ».
« Comme praticien, j’ai souvent constaté que les lois étaient derrière les changements sociaux. Comme politicien, je souhaitais être plus proactif, faire en sorte qu’elles s’adaptent », explique-t-il en table éditoriale avec Les Affaires le 10 juin dernier.
La réforme du régime de santé et sécurité — qui braque les projecteurs notamment sur la prévention, tient compte des risques psychosociaux et modifie huit lois qui touchent le monde du travail — incarne bien ce nouveau paradigme, d’après lui.
La tempête parfaite
De nombreux facteurs expliquent pourquoi il y avait urgence d’agir, d’après le ministre. Le peu d’importance accordé au monde du travail pendant longtemps en est un, la pénurie de main-d’œuvre en est un autre. Les valeurs promues par la société également.
« Les rapports de force sont inversés. Les négociations ne se déroulent pas de la même manière. C’est une des raisons pour lesquelles on doit changer nos lois et les adapter aux nouvelles réalités », dit l’ancien associé de Lavery et de Heenan Blaikie.
D’autant que les prochaines années s’annoncent tout aussi mouvementées, avec la transition technologique et la résilience climatique dont les entreprises devront faire preuve et qui promettent de transformer les milieux professionnels.
Cependant, tout ne bouge pas au même rythme dans chaque région du Québec, reconnaît-il. La Loi sur l’encadrement du travail des enfants a par exemple fait sourciller certaines directions d’organisations et secteurs d’activité.
Depuis son entrée en vigueur en 2023, elle ne s’attire toutefois pas de critique, d’après Jean Boulet, lui qui ne semble pas craindre de casser quelques œufs au passage pour réformer le monde du travail.
« Plus on tente de dégager des consensus, plus on met de la pression sur tout le monde », rappelle l’adepte de la négociation raisonnée, dont il a appris les rudiments lors de son passage à l’Université Harvard.
Pour y arriver, le ministre s’appuie fréquemment sur les membres du Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre afin d’assurer un dialogue avec toutes les parties impliquées. Celui-ci réunit les grandes centrales syndicales, le Conseil du patronat, la Fédération des chambres de commerces, Manufacturiers et exportateurs du Québec et la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante.
« Je leur dis toujours en amont, là où il n’y a pas de consensus, nous devrons faire l’arbitrage, parce qu’on est élus par la population », précise-t-il.
Le ministre du Travail, Jean Boulet (Photo: Martin Flamand)
Éduquer les entreprises
Avec l’implantation de tous ces changements vient inévitablement le défi de bien les communiquer aux employeurs. Et ça, ce n’est pas gagné.
La Loi visant à assurer la protection des stagiaires en milieu de travail, adoptée en 2022, incarne bien cette préoccupation. « C’est une loi qui a répondu à un besoin immense, où il y a un défi qui persiste encore d’application », se désole-t-il.
Au-delà de la pédagogie et de la sensibilisation, l’État doit accompagner les entreprises, surtout les PME, afin d’elles apprennent à jongler avec ces nouvelles obligations, croit le ministre, qui invite les organisations à se tourner vers Services Québec. Ce guichet unique leur permet de naviguer à travers les différents coups de main financiers ou humains que la province peut leur apporter.
Des partenariats sont développés avec des experts sur le terrain afin d’épauler les employeurs qui peinent à se dépêtrer dans tous les changements administratifs.
« Je le disais même aux grandes associations patronales : vous devez réaliser à quel point vous ne connaissez pas toutes les ressources dont vous pouvez tirer profit », souligne Jean Boulet.
C’est aussi par la formation — afin de mieux reconnaître les risques psychosociaux — que le ministre compte contribuer à endiguer la crise de l’épuisement professionnel. « Il faut continuer de faire la promotion de l’importance de la déconnexion, mais s’adapter à la spécificité de chaque environnement de travail ».
Pas question, donc, d’adopter une loi comme l’Ontario, « qui ne va pas plus loin que de faire la promotion d’avoir une politique de la déconnexion ».
L’hyperconnectivité est plus problématique dans certains milieux professionnels, reconnaît-il. « Il faut que la frontière entre la vie personnelle et la vie professionnelle soit mieux délimitée. Ça engendre des problèmes psychologiques. »
Or, de nombreuses PME peinent encore à déterminer les risques psychosociaux qu’on retrouve dans leur organisation. Cette étape est pourtant essentielle, si elles souhaitent les enrayer.
« Est-ce que c’est de l’injustice organisationnelle ? Est-ce que c’est un problème de communication ? Est-ce que c’est de la discipline excessive ? Est-ce que ce sont des troubles de stress post-traumatique ? Est-ce que c’est du harcèlement, des menaces, de l’intimidation ? Chaque milieu a sa réalité psychosociale. »
Les escouades prévention sont d’importantes alliées pour assurer le respect des nouvelles normes en place, comme pour soutenir la main-d’œuvre vulnérable tels les travailleurs temporaires étrangers. Elles font des ateliers en entreprise et aident les PME afin que ceux-ci comprennent bien leurs droits.
Le ministre est d’ailleurs d’avis que toutes les mesures adoptées et implantées depuis son arrivée en poste protègent l’ensemble des travailleurs, qu’ils soient dans des situations précaires ou pas.
« Ils ont accès aux mêmes droits et sont soumis aux mêmes obligations que les travailleuses et les travailleurs qui sont d’ici, que ce soit en matière de normes de santé ou d’équité », rappelle-t-il.
Des mesures coercitives sont toutefois parfois nécessaires pour que se plient aux règlements les employeurs qui les enfreignent.
L’IA dans le viseur
Au moment où la démocratisation de l’IA générative alimente les inquiétudes de nombre de personnes au Québec, Jean Boulet compte s’y atteler dès l’automne 2024.
Ce chantier se fera de concert avec une « réflexion collective sur l’impact du télétravail, ajoute-t-il. Je veux que le Québec ait non seulement une vision de l’avenir de son monde du travail, des répercussions des technologies sur les travailleuses et les travailleurs, mais que les lois permettent aussi de le faire ».
La province devra développer une culture de la formation et du rehaussement des compétences pour s’assurer que la population puisse s’adapter à ces changements attendus.
La robotisation et l’automatisation à elles seules ne pourront octroyer tous les gains de productivité tant convoités, nuance l’ancien avocat. Au contraire, même : « Si on les forme, ils pourront accompagner les robots [les réparer et les programmer]. C’est là que l’organisation deviendra plus efficace. »
Jean Boulet a d’ailleurs mandaté le Comité consultatif du travail et de la main-d’œuvre pour se pencher sur cette épineuse question.
Le ministre réfléchira aussi au recours au télétravail lorsque les employés sont en grève.
« Il y a un débat jurisprudentiel, souligne-t-il. Les dispositions anti-briseurs de grève comprises dans le Code du travail empêchent de faire une activité de juridiction syndicale dans l’établissement. Est-ce qu’un télétravailleur qui fait partie de l’accréditation syndicale peut continuer de travailler ? »
Toujours dans cette veine de faire des lois des vecteurs de changements sociaux, il envisage de se prononcer sur la question sans attendre que la Cour suprême du Canada rende son jugement. Il n’a toutefois pas précisé de quel côté pencherait le balancier.
Jean Boulet n’a pas fini ses grandes réformes du monde du travail.
Il désire par exemple poursuivre la simplification et l’adaptation des lois aux nouvelles réalités du monde du travail. L’expiration des conventions collectives dans l’industrie de la construction, le 30 avril 2025, risque aussi de le garder occupé, alors que sa loi pour décloisonner les métiers de la construction et permettre une plus importante mobilité des travailleurs vient d’être adoptée.
Derrière lui, il souhaite laisser « un monde du travail plus agile, plus efficace, plus adapté et plus capable de réaliser le plein potentiel [autant] des entrepreneurs, des syndicats que des travailleuses et des travailleurs ».
Il fait d’ailleurs appel à tous les acteurs qui gravitent autour des milieux de travail afin qu’il y ait un plus grand dialogue. « Ça ne nous mène pas toujours à l’unanimité, reconnaît-il, mais ça nous amène à dégager suffisamment de consensus pour diminuer les divergences et nous permettre d’avancer. »