Lettre aux personnes qui entreprennent des études en gestion
Robert Dutton|Édition de la mi‑septembre 2019CHRONIQUE. Chères étudiantes, chers étudiants,Au cours des prochains jours, vous serez quelques milliers à ...
CHRONIQUE. Chères étudiantes, chers étudiants,
Au cours des prochains jours, vous serez quelques milliers à entreprendre des études de baccalauréat en administration dans l’une ou l’autre des excellentes écoles de gestion québécoises. J’aurai personnellement le plaisir d’enseigner à certains d’entre vous qui avez choisi HEC Montréal pour ce faire. Il m’est venu à l’esprit que, pour la première fois, j’enseignerai à des jeunes majoritairement nés en 2000, à l’aube du XXIe siècle.
Je me souviens comme si c’était hier de mon entrée à HEC Montréal. Mes ambitions et celles de mes camarades de classe étaient variées, c’est le moins qu’on puisse dire. Certains d’entre nous se voyaient lancer un jour leur propre entreprise, d’autres s’imaginaient déjà gravir les échelons d’une entreprise établie – moyenne, grande ou gigantesque -,ou encore reprendre l’entreprise familiale.
Mes attentes étaient encore confuses. Je voulais apprendre à «gérer». J’attendais des savoirs, des savoir-faire, des techniques, et des recettes. On m’en a proposé, je les ai acquis.
Malgré cela, avec 45 ans de recul, j’aimerais aujourd’hui qu’on m’ait alerté dès lors quant à la vraie nature de l’entreprise et au rôle du gestionnaire ; qu’on m’ait tenu à peu près ce discours, que j’ai appris au fil des ans et des expériences :
«Robert, tu apprendras ici la comptabilité et la finance, le marketing, les ressources humaines et la production ; on t’enseignera des notions d’économie et de gestion internationale, et même des notions d’éthique. Dans trois ans, tu recevras un diplôme attestant ces savoirs. Mais très vite, la vie te fera découvrir qu’un gestionnaire travaille avec ce qu’il ressent, davantage même qu’avec ce qu’il sait. Car tu vois, l’entreprise ne se réduit pas seulement à son bilan et à ses flux financiers, à ses usines et à ses équipements ou à sa propriété intellectuelle.
«Non, l’entreprise n’est rien d’autre qu’un lieu de rencontre entre des personnes. Des employés qui mettent en commun leur savoir et leur énergie pour servir d’autres personnes : les clients, sans qui il n’y a pas d’entreprise valable. Le monde des affaires, c’est une affaire de monde et rien d’autre. Business is people. Tout le reste, les machines, les finances, les politiques, c’est important, mais elles cachent l’essentiel : l’entreprise doit rendre service, et la société doit mieux se porter du fait de son activité. La société, ça peut être un village, un pays ou le monde : l’essentiel, c’est qu’en fin de compte, l’entreprise soit un plus pour sa collectivité. Peu importe comment tu la mesureras, la vraie valeur ajoutée, c’est la différence entre la valeur sociale et le coût social de l’entreprise.
«Le profit ? Important, certes, mais ce n’est pas le but véritable. Le but véritable de l’entreprise, c’est d’utiliser efficacement des ressources pour rendre un service utile. Le profit est la mesure qui synthétise le mieux à la fois cette efficacité et cette utilité – dans la mesure, toutefois, où il intègre le coût social engendré par les activités de l’entreprise. Le profit est également la motivation des investisseurs qui accepteront de risquer une portion de leur patrimoine pour financer ton entreprise. Je dis « ton entreprise », car même si tu es salarié, l’intégrité commandera que tu traites ton employeur avec le même soin et la même sincérité que s’il s’agissait de ta propre entreprise.
«Avec le temps, j’en suis persuadé, ta notion de ce qu’est le pouvoir se transformera. Plus tu grimperas dans la hiérarchie, et plus ton « pouvoir » sera celui de gérer un équilibre délicat entre les diverses parties prenantes de ton entreprise. Car même si tu es formellement le dirigeant, on te rappellera constamment que tout un chacun a des attentes spécifiques à ton égard, toutes plus légitimes les unes que les autres. Tu penses spontanément aux propriétaires, aux actionnaires et aux créanciers, soucieux de préserver et de faire fructifier leur patrimoine. Mais tu devras te soucier des clients, car l’entreprise existe pour eux. Tu devras te soucier des employés, puisque l’entreprise existe par eux. Tu devras tenir compte des collectivités où ton entreprise sera présente. Je ne parle pas seulement de dons et commandites, mais d’un engagement réel et réfléchi dans le codéveloppement du milieu. Je pense aussi au respect de l’environnement au bénéfice des générations qui te suivront. Aujourd’hui déjà, mais demain davantage, l’entreprise sera citoyenne ou ne sera pas.
«Tu découvriras que ton pouvoir réel, que ta tâche réelle consistent à écouter, communiquer, persuader, mobiliser. Écouter sincèrement, pour t’assurer que tu comprends bien les intérêts des diverses parties prenantes. Communiquer sincèrement, pour que ces parties prenantes comprennent à leur tour où tu veux les amener. Persuader, toujours sincèrement, pour que tout le monde réalise qu’au fond, leurs intérêts véritables ne s’opposent pas autant qu’ils le croient. Et mobiliser, enfin, pour que tout le monde apporte sa contribution et y trouve son compte véritable et équitable. Tu vois, Robert, quoi que tu accomplisses, tu le devras aux autres. Souviens-t’en toujours ; souviens-t’en surtout les soirs de grande réussite.»
Voilà ce que j’aurais aimé qu’on me dise quand j’avais 19 ans. Bon succès à toutes et tous !
CHRONIQUEUR INVITÉ
robert-r.dutton@hec.ca