Repenser la lunetterie indépendante à la manière de Doyle
Catherine Charron|Publié le 15 novembre 2019Comment moderniser l’espace client d’une lunetterie traditionnelle lorsqu’elle est prisonnière de sa vocation médicale?
Comment moderniser l’espace client d’une lunetterie traditionnelle lorsqu’elle est prisonnière de sa vocation médicale? C’est le défi qu’a tenté de relever Doyle en transformant sa toute première boutique, ayant pignon sur rue dans Saint-Henri depuis plus de 40 ans.
«Dans les dernières années, beaucoup de barrières sont tombées, ce qui fait que l’expérience complète de voir un professionnel de la vue jusqu’à la livraison des lunettes est en train de se morceler», observe le président du groupe, Patrick Doyle.
Un peu plus d’un an avant le dévoilement de leur nouveau concept en septembre dernier, le dirigeant et son équipe ont réfléchi à l’identité de leur lunetterie. Par le passé, une boutique revampée attirait plus de vente instantanément, un phénomène qui ne se traduit plus aussi clairement aujourd’hui.
«Si c’est juste beau, ça n’a pas de valeur ajoutée. Le commerce de détail se redéfinit et il faut réfléchir à la pertinence de la proximité avec le client, puisqu’il peut très bien acheter ses lunettes en ligne», soutient le designer Zébulon Perron, qui a signé la facture visuelle de Doyle.
Ils ont donc sondé à la fois la clientèle et les employés de leurs lunetteries en leur demandant ce qu’ils changeraient à la structure des boutiques s’ils avaient une baguette magique. Résultats: la liste de prix contenue dans d’énormes cartables tient maintenant sur une brochure recto verso, et la salle d’attente a été métamorphosée.
L’équipe a analysé chacune des étapes de l’expérience en magasin, conservant les aspects nécessaires et se débarrassant des irritants dans le parcours, en commençant par l’accueil du client.
«On voulait le rendre plus fluide et ludique, tout en conservant notre atout qui est l’accompagnement complet, une mauvaise traduction du ‘one stop shop’ finalement», résume l’opticien et homme d’affaires.
Exit le comptoir de réception à l’entrée de la lunetterie: non seulement il se retrouve au fond de la pièce, avec ses aires de comptoirs de bar rétro, mais il a aussi perdu sa vocation d’espace transactionnel.
Les essais et les ajustements de lunettes avec l’aide d’un opticien se font maintenant assis confortablement sur des chaises capitonnées devant de grands miroirs, un peu à l’image des salons de coiffure. Le spécialiste sera maintenant assis à côté du client, et non plus en face de lui, pour éviter le moment gênant «où l’on sent quelqu’un que l’on ne connaît pas aussi près de son visage».
«Mine de rien, on a simulé l’espace dans une salle de conférence, on a placé les postes à différentes hauteurs, pour les personnes âgées ou les enfants…», raconte le fils du fondateur.
La manière de mettre en valeur les quelque 1200 paires de lunettes a aussi été retravaillée, de l’éclairage aux présentoirs.
«On voulait faire en sorte que le client ne se sente plus mal à l’aise de prendre une lunette et de l’essayer, et que d’un coup d’œil, il puisse se diriger vers le style de lunettes qui lui convient», décrit M. Doyle.
Décloisonner l’expertise
Pour exécuter cette métamorphose, l’équipe de Doyle s’est tournée vers des artisans locaux et l’Atelier Zébulon Perron, qui a développé son expertise dans le domaine de la restauration.
«Travailler sur l’efficacité des mouvements, que ce soit celui du client, des serveurs ou de la cuisine, fait partie des choses que l’on planifie dans un restaurant. […] Comme dans une cuisine où un chef doit faire un nombre de pas maximum entre son huile et sa friteuse, les spécialistes de la vue peuvent sauver un temps fou si leur poste de travail est près du client», illustre Zébulon Perron, dont l’équipe a signé la facture visuelle du Café Parvis, du restaurant Iberica et de la pièce Lignes de fuite notamment.
Autre changement majeur dans l’ergonomie de l’espace, c’est de montrer le plus possible le travail qui se faisait précédemment derrière des murs, monnaie courante dans le domaine de la santé.
«Il y a un parallèle à faire avec les restaurants où les cuisines se sont décloisonnées. Les gens sont curieux de voir le travail qui se fait derrière», affirme M. Perron.
Profiter de la technologie
Doyle n’a pas tiré un trait sur le numérique. Bien au contraire. Dans les dernières années, l’entreprise a développé un outil qui permet de commander en ligne les verres de contact, et une plateforme de clavardage où les clients peuvent poser des questions à un spécialiste sur leur santé oculaire presque en tout temps, un peu à l’image d’un Info Santé de l’œil.
Mais l’avenir des lunetteries ne se trouve pas uniquement sur le web.
«On veut tellement numériser la partie conseil, qu’on perd le contact avec le patient. Il faut faciliter les étapes qui peuvent être standardisées, comme les prix. Mais la compréhension du besoin du client, ça on va le faire en one on one, que ce soit assis ou au comptoir», explique Patrick Doyle, qui est à la tête de l’entreprise familiale depuis 5 ans.
Croyant fermement que la mission de sa marque est d’être dans les quartiers, là où leur clientèle se trouve, il estime que les entreprises qui ont développé leur modèle d’affaires autour de la vente de lunette en ligne «ont une relation avec le produit [tandis que Doyle] a une relation avec le patient.»
Déployer dans tout le réseau
Cette refonte de la boutique de Saint-Henri a nécessité un investissement de près d’un demi-million de dollars, soit 60% de plus que ce que Doyle injecte habituellement dans la rénovation d’un de ses points de vente. Et les travaux majeurs sur la rue Notre-Dame d’il y a deux ans y sont pour quelque chose.
«On a profité des programmes d’aide qui ont été mis en place dans le sud-ouest, ce qui nous a permis de travailler avec l’Atelier Zébulon Perron», lance-t-il.
Doyle reproduira et adaptera le concept qu’il développe avec le designer montréalais dans leurs prochaines succursales, comme celle de Joliette qui a ouvert ses portes le 1er novembre dernier.
La succursale de Saint-Henri de la lunetterie Doyle (Photo: David Boyer)
Alors que ce n’est que la partie d’accueil qui a été retravaillée dans Saint-Henri, celle de Joliette — qui est arrivée un peu plus rapidement que ce qu’aurait aimé M. Doyle, révèle-t-il en souriant — sera carrément à l’image de leur boutique idéale, soit avec un laboratoire beaucoup plus visible, «pour amener leur expertise devant les murs».
Ces lunetteries leur permettront de tester de nouvelles formules, qui, lorsqu’elles seront bien établies, seront déployées à travers le réseau Doyle qui compte 20 succursales sur l’axe Québec-Montréal d’ici les trois prochaines années.
À mi-chemin entre la franchise et la grande entreprise
Depuis que Patrick Doyle et son associé, l’optométriste Karl Brousseau, ont repris les rênes de l’entreprise fondée en 1978 par Luc Doyle il y a cinq ans, ils ont mis en place une stratégie de croissance par acquisition
Leur modèle d’affaires permet aux lunetteries indépendantes de se joindre à un groupe, tout en demeurant des propriétaires actifs et impliqués dans les décisions.
Et si l’entreprise se porte aussi bien aujourd’hui — son chiffre d’affaires a crû de 100% depuis 2015 — c’est parce que l’équipe existante a eu foi en leur projet. Aucun des employés de leur siège social n’a quitté le bateau depuis, et ils s’en sortent plutôt bien au niveau de la main-d’œuvre, aux dires du président de l’entreprise.
Leur secret? Ils impliquent leurs employés dans leurs différents chantiers, que ce soit pour développer leur marque de lunettes maison, ou pour la nouvelle formule des boutiques. «Ça a créé une adhésion énorme des employés performants, mais le défi, c’est d’établir ce même lien avec les optométristes qui sont des travailleurs indépendants», conclut l’opticien de formation.