Travailleur autonome ou salarié: ce que dit la loi
Jean-François Venne|Édition de la mi‑octobre 2019Dans certains cas, il devient difficile de prétendre qu'un client n'est pas son employeur. Voici comment s'y retrouver.
Les employeurs ne font pas toujours bien la distinction entre les travailleurs autonomes à qui ils font appel pour des mandats et les salariés qu’ils embauchent. Il faut dire qu’y arriver n’est souvent pas simple, car plusieurs critères entrent en ligne de compte pour assigner le bon statut. Sans compter que les gouvernements fédéral et provincial – de même que les juges – n’accordent pas nécessairement la même importance aux mêmes critères. Comment s’y retrouver ?
«Il s’agit toujours d’une question de faits, qui sera tranchée en considérant plusieurs critères», explique Mathieu St-Denis, associé de la firme comptable BDO. Il ne suffit pas que l’entreprise et le travailleur s’entendent sur la relation d’emploi. Il faut que la relation entre les deux corresponde dans les faits aux critères établis par la loi.
Le critère le plus important est celui du lien de subordination. Le travailleur autonome doit avoir un très haut degré de liberté quant à la manière dont il s’y prendra pour réaliser le mandat confié par son client. Donc, s’il travaille sous la direction du client au quotidien et que ce dernier décide de l’horaire, du lieu et des méthodes de travail, il y a de bonnes chances pour qu’il soit considéré comme un salarié par l’État ou par un juge.
Règle générale, le travailleur autonome utilisera son propre matériel (ordinateur, véhicule, téléphone intelligent, imprimante, outils de construction, etc.) pour réaliser des contrats pour ses clients. Il paiera aussi ses frais de repas, de déplacement et de logement, bien que des ententes acceptables puissent survenir dans certains cas. Il aura aussi éventuellement la liberté de sous-traiter une partie de ses tâches.
«Le risque financier et la possibilité de faire des profits peuvent aussi se révéler déterminants», poursuit M. St-Denis. Qui paiera des dommages causés par le travailleur, par exemple ?
Un travailleur autonome doit s’attendre à pouvoir tirer des profits de son activité, mais également à risquer des pertes. Ainsi, un vendeur devrait faire plus d’argent s’il vend plus. Tout récemment, un juge a statué qu’un livreur de journaux de l’entreprise 9178-3472 Québec inc. était un salarié et non un travailleur autonome. La raison principale évoquée était que ce travailleur n’avait aucun avantage financier à livrer plus ou moins de journaux, car il recevait toujours le même paiement.
Le nombre de clients du travailleur est aussi très important. S’il n’en compte qu’un seul auquel il consacre tout son temps et duquel il tire l’entièreté de son revenu, il deviendra difficile de prétendre que celui-ci n’est pas son employeur.
Zones grises
«Il est quand même assez fréquent de voir Revenu Québec ou l’Agence du revenu du Canada (ARC) mener une vérification et aboutir à une « requalification », c’est-à-dire le constat qu’un ou des travailleurs autonomes liés à une entreprise sont en fait ses salariés», prévient Me Marie-France Dompierre, associée du groupe de droit des affaires du cabinet Lavery.
L’entreprise aura alors la possibilité de contester cette décision auprès de ces agences gouvernementales, mais le dossier pourrait se retrouver devant la cour si aucune entente n’intervient. «En général, ce genre de dossier se règle avant d’en arriver là», rassure Me Dompierre.
Il y a tout de même un certain nombre de décisions rendues par les tribunaux dans des causes de ce genre chaque année. En 1986, la décision Wiebe Door Services c. M.N.R a fait date en établissant les critères principaux pour distinguer le salarié du travailleur autonome : subordination, réalité économique, propriété des outils, intégration et résultat spécifique. Ces critères ont reçu l’aval de la Cour Suprême en 2001. Développés dans la common law, ils peuvent aussi être utilisés en vertu du Code civil québécois, qui établit les distinctions entre un contrat de travail (contrat d’emploi) et un contrat d’entreprise.
Le droit évolue tout de même, et l’intention des parties tend à gagner en importance. En 2013, la Cour d’appel fédérale a décrété en jugeant une cause (1 392 644 Ontario inc [Connor Homes]. c. Canada [Revenu national]) qu’il fallait dans un premier temps regarder le contrat signé entre l’entreprise et le travailleur, ainsi que le comportement des deux parties. En notant, par exemple, si le travailleur émet des factures et s’il a des numéros de TPS et de TVQ. Ensuite, il faut regarder si l’intention inscrite dans le contrat correspond aux faits, en vertu des critères habituels.
Cette démarche en deux étapes ne fait toutefois pas l’unanimité chez les juges. «D’un dossier à l’autre, l’interprétation en cour peut différer, mais les notions de contrôle, de liberté et de lien de subordination conservent toujours une grande importance», conclut Me Dompierre.