Le risque de la loyauté? Devenir un brave pitou... [Ph.: Guilherme Stecanella/Unsplash]
La loyauté. De quoi s’agit-il, au juste ? Au travail, la loyauté, c’est témoigner d’une grande fidélité envers son employeur : nous respectons nos engagements à son égard, à tout le moins tant que lui-même respecte les siens au nôtre. C’est également savoir se montrer droit et honnête, et donc faire preuve de probité sans jamais déroger à nos valeurs morales. C’est, en résumé, faire preuve d’un immense dévouement.
Bien. Mais une question se pose, de toute évidence : est-il si bon que ça de faire preuve d’un tel dévouement dans notre quotidien au travail ?
C’est que la loyauté a ses limites, aussi subtiles qu’invisibles… Comme je l’ai appris dans un livre passionnant, intitulé Penser autrement – 21 leçons judicieuses pour ouvrir son esprit (Guy Saint-Jean Éditeur, 2019) et signé par le professeur de philosophie britannique Adam Ferner. Regardons ça ensemble…
«Quand vous êtes-vous senti trahi pour la dernière fois ? Réfléchissez bien, lance M. Ferner.
«Vous avez trouvé ? C’est une sensation horrible, n’est-ce pas ? Ça vous prend aux tripes. C’est extrêmement perturbant de découvrir qu’une personne à qui vous faisiez confiance a abusé de cette confiance. Le lien que vous pensiez avoir a été coupé, peut-être irrévocablement, et tout le temps, les efforts et l’amour que vous avez consacrés à une relation ont été gaspillés.
«La trahison peut prendre diverses formes. Vous pouvez trahir votre partenaire en fréquentant d’autres personnes ; votre pays, en vendant ses secrets ; vos amis, en disant du mal d’eux dans leur dos. Vous pouvez vous trahir vous-même en ne vous montrant pas à la hauteur de vos propres principes.
«Ces trahisons ont des effets néfastes qui peuvent aller très loin. Si vous trahissez votre partenaire, vous mettez votre relation en péril. Vous mettez également en danger vos relations futures – si vous avez trompé une personne que vous aimiez, qui dit que vous ne recommencerez pas ? Vous entaillez votre statut de personne «digne de confiance». C’est que la trahison peut être vue comme un signe de faiblesse et d’inconstance. (…)
«Dans The Philosophy of Loyalty, paru en 1908, le philosophe américain Josiah Royce écrit que la loyauté est «le dévouement volontaire, pratique et total d’une personne envers une cause». Nous pouvons être loyaux envers des idéaux et des institutions. Plus récemment, Marcia Brown, philosophe morale, a souligné que nous employons généralement le terme de «loyauté» pour désigner une relation entre des personnes. Vous pouvez ainsi être loyal envers votre partenaire si, bien que vous soyez attiré par quelqu’un d’autre, vous lui restez néanmoins fidèle. (…) Nous qualifions depuis la loyauté de «vertu». (…)
«La loyauté est bénéfique à la fois pour vous et pour le bénéficiaire. Si, le moment venu, vous vous montrez loyal envers votre équipe de travail, votre relation envers ses membres en sera nécessairement améliorée. Idem, si je suis loyal envers ma famille, et si je place les besoins de ma famille avant les miens, c’est parce que je considère mes propres besoins comme étant inextricablement liés aux leurs.
«Dans ce cas, la loyauté semble être bénéfique. Mais, s’agit-il pour autant d’une véritable vertu ?
«Considérons les deux citations suivantes :
«La loyauté vous confine à des opinions arrêtées ; la loyauté vous empêche de montrer de la sympathie envers vos amis dissidents.»
— Graham Greene.
«La première chose que je veux enseigner est la déloyauté afin qu’ils prennent l’habitude de cesser d’employer le mot «loyauté» pour désigner une vertu. Cela engendrera l’indépendance.»
— Mark Twain.
«Comme ces citations l’attestent, certains sont un peu plus circonspects à propos de la prétendue vertu de la loyauté. L’idée générale, telle qu’elle est exprimée par Greene et Twain, est que la loyauté est restrictive. Elle nuit à notre indépendance. C’est une forme de contrôle.
«Prenons le cas d’Akosua qui, parce qu’elle a travaillé dur pendant deux années, a pu décrocher un poste à responsabilités. Sans doute y a-t-elle été aidée par l’un des associés de l’entreprise : un bon vieux bougre prénommé Jean.
«Un jour, Akosua découvre que Jean a payé l’addition dans des restaurants gastronomiques avec sa carte de crédit professionnelle. Elle sait qu’il n’aurait pas dû faire ça. Doit-elle le dénoncer pour autant ? s’interroge-t-elle. Or, il faut savoir que les Jean de ce monde s’en remettent au «sens de la loyauté» d’autrui pour réduire au silence les gens moins influents qu’eux. D’où l’interrogation suivante, légitime : est-ce que la déloyauté pourrait se justifier dans cette situation ? (…)
«Comme la professeure de philosophie américaine Marcia Baron le souligne dans The Moral Status of Loyalty, paru en 1984, il y a de nombreux cas dans lesquels la déloyauté exerce des effets bénéfiques et permet de s’extraire de situations répréhensibles. Souvenez-vous que c’est le concept de loyauté – à la reine ou au souverain – qui a servi de fondement à la société féodale, qui était extrêmement inégalitaire. Ou encore, que c’est la déloyauté de «lanceurs d’alerte» qui a permis de traîner en justice des employeurs qui recouraient au travail forcé d’enfants. Bref, la déloyauté envers les présidents, les reines et les patrons permet de révéler au grand jour les abus de pouvoir.
«Pour Marcia Baron, la loyauté peut faire obstacle à la justice. C’est une force dissuasive qui vous encourage à ne pas remettre en cause certains états de fait. Cet engagement total envers une personne ou une cause prime sur votre capacité à critiquer réellement l’objet de votre loyauté. Et une telle loyauté peut avoir de terribles conséquences. Prenez l’exemple des soldats allemands qui ont manifesté une loyauté indéfectible envers le Troisième Reich, ou les citoyens britanniques qui ont fait preuve d’une loyauté sans faille envers l’Empire malgré le pillage des colonies.
«Certes, la loyauté peut vous empêcher de vous écarter du droit chemin. Elle peut vous empêcher de tromper votre partenaire. Mais la loyauté protège également les autres lorsqu’ils se comportent mal. Elle permet aux entreprises de poursuivre leurs malversations et elle pousse à fermer les yeux sur l’exploitation d’individus. La loyauté peut avoir des effets à la fois positifs et négatifs.
«En conséquence, si la loyauté est une vertu, se peut-il que la déloyauté en soit une aussi ?»
Intéressant, n’est-ce pas ? Tout ça prête sacrément à réflexion. C’est clair, nous avons à gagner à regarder autrement la loyauté dont nous faisons preuve à l’égard de notre employeur. Oui, à considérer, même virtuellement, la déloyauté dont nous ferions bien de faire également preuve. Qu’en pensez-vous ?
En passant, le scénariste français Michel Audiard a glissé dans le film Le Gentleman d’Epson : «Dans la vie, il y a deux expédients à n’utiliser qu’en dernière instance : le cyanure et la loyauté».
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