Assistons-nous à un retour en force des leaders toxiques?
Olivier Schmouker|Mis à jour le 13 juin 2024Les leaders toxiques sont la source de nombre de maux dont souffrent aujourd'hui nos organisations. (Photo: Julien L pour Unsplash)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «Je tombe des nues. J’ai changé d’employeur afin de relever de nouveaux défis professionnels et de gagner davantage, mais j’ai atterri dans une équipe pilotée par une folle furieuse, une sorte de pitbull au féminin qui terrorise tout le monde. Comment se fait-il que de tels leaders existent encore de nos jours, alors qu’on sait, études à l’appui, que rien ne vaut le leadership positif (bienveillant, inclusif et constructif)?» – Noa
R. – Cher Noa, j’ai une mauvaise nouvelle que je me dois de vous annoncer: il semble que les leaders toxiques effectuent ces temps-ci un retour en force dans nos milieux de travail. C’est du moins ce que j’ai noté autour de moi (vous n’êtes malheureusement pas le premier, Noa, à me faire part de votre désarroi) et ce qu’ont également noté différents médias qui s’intéressent au quotidien au travail, je pense notamment à The Atlantic, Fortune, The Economist et au Financial Times.
Un récent sondage mené par le site d’emplois à distance FlexJobs a mis au jour le fait qu’aux États-Unis 87% des employés ont déjà été, à un moment ou à un autre, confrontés à un gestionnaire toxique et que 31% le sont actuellement. Autrement dit, Noa, vous vivez la même réalité professionnelle que 1 employé sur 3, ce qui est passablement ahurissant.
Mais qu’entend-on, au juste, par «toxique»? Les définitions varient, néanmoins on peut raisonnablement dire qu’un leader toxique est un dirigeant qui est arrogant, contrôlant, inflexible et indifférent aux idées — et même au sort et aux besoins — des autres. Selon le cabinet-conseil en ressources humaines Hogan Assessments, trois signes communs ne trompent pas concernant les leaders toxiques:
– Certains leaders toxiques se montrent trop prudents. Ils refusent d’écouter les idées neuves et ont le réflexe de «faire comme on a toujours fait». Ils interdisent à quiconque de «faire des vagues», car cela les amènerait en terrain instable, ce qui risquerait de leur faire perdre le contrôle de la situation.
– D’autres leaders toxiques se montrent, au contraire, trop fantaisistes. Étant eux-mêmes hyper créatifs, ils s’attendent à retrouver la même qualité chez les membres de leur équipe. Cela a un effet particulièrement déstabilisant pour ceux qui affectionnent les règles et les cadres de travail précis.
– D’autres leaders toxiques se montrent trop audacieux. Cela les amène à refuser de reconnaître leurs torts ou leurs bévues, d’assumer la responsabilité de leurs échecs, de peur de perdre la face. Résultat? La responsabilité des erreurs retombe systématiquement sur autrui, et cela nuit au climat de confiance qui se doit d’être au beau fixe pour qu’une équipe puisse se révéler à la fois heureuse et efficace.
Or, je ne sais pas si vous l’avez remarqué vous aussi, mais la presse économique internationale a remis au goût du jour quelque chose que l’on croyait devenu chose du passé: les histoires à succès des patrons sans scrupules.
Un exemple frappant est celui de Wang Chuanfu, le PDG de BYD, le constructeur automobile chinois qui est en train de détrôner Elon Musk et Tesla en matière de véhicules électriques. Une flopée d’articles récents vantent son «dynamisme visionnaire», son «accent sur la technologie», sa «politique de réduction des coûts», son «strict contrôle de la chaîne d’approvisionnement» ainsi que son style de leadership «ferme et impitoyable». Son niveau d’exigence est «extrêmement élevé», ce qui l’amène notamment à «ne pas croire aux absurdités de l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle».
Il fait partie de ces patrons prêts à dormir sur un matelas installé dans un coin du bureau si les circonstances l’exigent et enclins à attendre le même niveau d’engagement de la part des employés, y compris ceux qui sont les moins bien payés. Et en cas de «faiblesse» ou de «défaillance», un employé est aussitôt «remplacé», un peu comme si chacun n’était qu’un pion de xiangqi, le jeu d’échecs chinois.
Dans la presse comme dans les écoles de commerce, Wang Chuanfu passe aujourd’hui pour un modèle à suivre. Il représente le héraut de ceux qui prônent le bâton plutôt que la carotte, et donc de ceux qui chérissent la logique de l’effort non négociable, des horaires intenses, de l’engagement zélé et de la vie consumée par la carrière. Il fait briller les yeux de ceux qui ont les dents qui rayent le parquet.
À noter que nombre d’articles et de leaders en phase avec ce style de leadership s’appuient sur un bestseller publié en 2017, intitulé «Principles: Life & Work» et signé par Ray Dialo, le milliardaire fondateur de Bridgewater Association, l’un des principaux fonds d’investissement au monde. C’est que celui-ci y prône, entre autres, la culture de «transparence radicale», selon laquelle il est impératif de réunir sur une base régulière tous les membres de l’organisation, à tout le moins ceux de l’équipe, afin que chacun y exprime ses idées à voix haute, devant tout le monde, sans aucun filtre. Et gare à ceux qui s’y refuseraient!
Dans son livre «The Fund» paru en 2023, le journaliste Rob Copeland met en évidence le fait que cette pratique managériale, tout comme la plupart des autres «Principes» mis en avant dans le livre de Ray Dialo, crée, en vérité, un climat de travail «cauchemardesque». Car nombre d’employés subissent dès lors des crises d’angoisse parce qu’ils se sentent tout le temps sous pression, ou encore perdent le sommeil parce qu’ils subissent quotidiennement le mépris de leur boss et de leurs collègues, ne parvenant pas à suivre les «Principes» imposés à tous. C’est bien simple, les leaders toxiques baignent dans ce milieu comme des poissons dans l’eau, vu que «la situation se prête idéalement à l’exercice d’un contrôle autocratique».
Bon. Récapitulons. Le leadership toxique a de nos jours des idoles comme Wang Chuanfu et des théoriciens comme Ray Dialo. Mais cela ne suffit pas a priori pour expliquer le fait qu’il ait le vent en poupe.
Pour saisir ce qui se passe, survolons rapidement les événements marquants de ces dernières années en matière de management et de leadership. La pandémie a permis à nombre d’entre nous de découvrir le télétravail et d’y prendre goût, au plus grand dam des leaders toxiques. L’engouement auprès des travailleurs a été tel que nombre d’analystes ont pensé la tendance irréversible, à l’image d’Anthony Klotz, l’économiste qui a inventé l’expression de «Grande Démission» faisant référence à la ferme volonté des travailleurs de mieux concilier vie pro et vie perso, quitte à démissionner pour rejoindre les rangs d’une organisation soucieuse de ce point. Mais voilà, c’était aller un peu trop vite en besogne, et oublier la crise économique consécutive à la pandémie, empêchant les travailleurs de démissionner massivement comme ils menaçaient de le faire si jamais on revenait en arrière sur les récentes avancées managériales en matière de conciliation entre vie pro et vie perso.
En fait, dès le premier trimestre de 2023, des entreprises comme Disney, Amazon et KPMG ont été les premières à contraindre leurs salariés à retourner massivement au bureau. Et d’autres ont embarqué sans tarder. Sans surprise, le retour forcé au bureau s’est traduit par la possibilité pour les leaders toxiques de redevenir en odeur de sainteté, les entreprises se devant de renouer avec les profits sans tarder. Car, c’est bien connu, les «petits chefs» sont parfaits pour des résultats à très court terme, et c’est justement de cela dont avaient besoin les entreprises pour sortir la tête de l’eau. Retour à la «servitude habituelle», comme le dit si bien Grace Lordan, professeure de comportement organisationnel à la London School of Economics. Et maintenant, nous nous retrouvons avec 1 employé sur 3 qui vit sous la houlette d’un leader toxique…
Que faire? Plusieurs possibilités s’offrent à vous, Noa. Vous pouvez, entre autres, chercher un nouvel employeur: les statistiques montrent que 2 employés sur 3 ne sont pas dirigés par un leader toxique, il y a donc sûrement espoir de trouver mieux ailleurs que là où vous êtes présentement. Vous pouvez également envisager d’entrer en résistance, en refusant de subir le comportement toxique de votre «petite cheffe»:
– N’entrez pas en conflit direct avec elle. Affirmez-vous, tout en restant poli. Et concentrez-vous sur vos tâches. Cela devrait vous permettre d’atténuer la toxicité de son comportement, voire, dans certains, carrément l’annihiler.
– Assurez-vous que les attentes à votre égard sont claires et précises. Idéalement, veillez à ce qu’elles soient écrites, en guise de preuve, en cas de divergences. Au besoin, prenez les devants et montrez à votre boss combien vous remplissez bien vos tâches, preuves à l’appui. Profitez-en pour lancer une discussion sur vos points forts et vos points à améliorer. Montrez ainsi à votre boss ce qu’est une communication saine et constructive, ce qui pourrait peut-être bien l’inciter à en faire autant. Qui sait? Votre boss pourrait ainsi finir par réaliser son erreur, à trop miser sur la «radicalité» de son leadership…
– Ne vous laissez jamais intimider, et même intervenez si jamais vous assistez à de l’intimidation de la part de votre boss. Car il en va de la santé mentale de chacun et de tous. À cet égard, n’oubliez pas qu’il y a des règles à respecter lorsqu’on vit en société, et que tout boss, aussi impressionnant soit-il, se doit de les respecter scrupuleusement. En cas contraire, il pourrait être dénoncé auprès de ses supérieurs hiérarchiques et se retrouver sous la menace d’un licenciement en cas de faute grave.
Bref, Noa, ne perdez pas espoir. Un leader toxique peut changer, pour le mieux. Sinon, votre employeur va, tôt ou tard, finir par réaliser que la performance de son organisation n’est pas optimale (taux de roulement du personnel en hausse, taux d’absentéisme en hausse, innovations moins performantes que celles de la concurrence, etc.) et que cela provient en grande partie de la toxicité des gestionnaires, ce qui l’amènera à se séparer de ces derniers et à s’intéresser de près aux avantages du leadership positif. C’est du moins ma conviction profonde.
En passant, l’écrivaine britannique Helen Fielding a dit dans «Bridget Jones – L’Âge de raison»: «Si on cesse de se prendre la tête et si on se laisse porter par son influx positif, façon zen, des solutions apparaissent.»