«Au secours, mon employeur utilise la gestion algorithmique!»
Olivier Schmouker|Publié le 03 mai 2022«J'ai changé de métier pour devenir camionneur et mon nouveau boss est... une IA qui m'espionne 24/7!»(Photo: 123RF)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «Je viens de changer de métier pour devenir camionneur. Je me disais que ça me permettrait d’être 100% autonome, sans boss sans cesse sur mon dos. Et qu’est-ce que je découvre? Que c’est pire! Mon employeur utilise ce qu’il appelle la “gestion algorithmique”, c’est-à-dire que mon boss immédiat n’est plus un humain, mais une intelligence artificielle qui me surveille tout le temps, chaque heure, chaque minute, chaque seconde. Dois-je changer d’employeur pour enfin trouver une gestion humaine ou encore changer de métier?» – Ludo
R. — Cher Ludo, je comprends votre désappointement d’avoir pour nouveau boss une intelligence artificielle (IA), mais sachez que c’est aujourd’hui une tendance grandissante dans le camionnage. Ne serait-ce qu’en raison du fait que la loi empêche les entreprises de camionnage de faire rouler leurs employés «trop longtemps», l’idée étant d’éviter les accidents de la route causés par la fatigue. En ce sens, une IA est une solution a priori efficace et peu coûteuse.
Une récente étude pilotée par Antoine Bujold, doctorant en gestion des ressources humaines aux HEC Montréal, montre que les entreprises de camionnage se servent aujourd’hui d’IA surtout pour deux choses:
– Surveillance. Les heures de conduite sont enregistrées et automatiquement comptabilisées. Des données sont aussi collectées en temps réel (consommation de carburant, vitesse, géolocalisation, diagnostic du véhicule, état de la cargaison, etc.). «La conduite est particulièrement surveillée, en fonction des habitudes de freinage et d’accélération, histoire de pouvoir l’optimiser», a indiqué Antoine Bujold la semaine dernière lors d’un webinaire sur la gestion algorithmique organisé par l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA).
— Gestion de la performance. L’évaluation de la performance de chaque camionneur peut se faire de façon quotidienne ou hebdomadaire. Si l’employeur le préfère, cela peut même se faire de façon continue, l’IA indiquant en temps réel au camionneur ce qu’il devrait faire dans l’immédiat pour optimiser son travail. «Bien entendu, il est dès lors aisé de comparer entre elles les performances des camionneurs», a souligné le chercheur.
Résultat? Une multiplication des maux managériaux. Selon l’étude, les camionneurs ressentent, en général, un profond «sentiment d’injustice», de l’«anxiété», du «stress», une «perte de confiance envers l’employeur», un «sentiment de rupture du contrat psychologique», un «désengagement envers le travail» et un «sentiment de déshumanisation de l’organisation». Ce qui ne devrait pas vous surprendre, Ludo, vu qu’un peu de tout cela transparaît dans votre courriel.
Pamela Lirio, professeure de gestion des ressources humaines à l’École des relations industrielles de l’Université de Montréal, parle carrément de «taylorisme numérique» à ce sujet. C’est-à-dire de la réduction du travailleur à l’expression la plus simple de sa force de travail, sous le joug constant d’une IA. Et donc, à une forme moderne d’exploitation absolue de l’être humain dans son quotidien au travail.
Un exemple frappant: les travailleurs de plateforme, à savoir ceux qui travaillent à la pièce pour un site Web, sous la supervision directe d’une IA (chauffeurs d’Uber, nettoyeurs à domicile d’Handy, travailleurs d’Amazon Mechanical Turk, etc.). Ils représentent d’ores et déjà 8% de la main-d’œuvre au Canada, révèlent les travaux de Benjamin Semujanga, finissant de la maîtrise en gestion des ressources humaines des HEC Montréal.
La question saute aux yeux: y a-t-il moyen d’atténuer les impacts négatifs de la gestion algorithmique?
Plusieurs études sont actuellement menées à ce sujet, en particulier au Québec. Les récents travaux de Xavier Parent-Rocheleau, professeur de gestion des ressources humaines des HEC Montréal, semblent indiquer trois pistes intéressantes:
— Transparence. Les employés acceptent un peu mieux d’être gérés par une IA si l’employeur prend le temps de leur expliquer le «pourquoi» et le «comment» de cette approche managériale. Car cela contribue à diminuer l’«insécurité professionnelle» (par exemple, la peur d’être licencié par un robot qui ne regarde que la performance chiffrée), ou encore l’«asymétrie d’information et de pouvoir» (l’employeur a le plein contrôle sur les données concernant l’employé, et ce dernier n’en a plus aucun).
— Style de gestion. L’employeur doit adapter son style de gestion afin que l’ajout d’une IA ne soit pas perçu comme une «déshumanisation» des ressources humaines, mais comme un «plus» qui vient faciliter le travail des responsables des RH.
— Réglementation politique. Le jour où les gouvernements se mettront à réglementer le travail sous IA, l’acceptation des travailleurs devrait en être nettement améliorée. Car cela devrait entraîner «moins de stress», «moins d’anxiété», ou encore un «sentiment moindre d’injustice».
Bref, Ludo, ne cherchez pas un nouveau métier si vous en avez choisi un qui vous plaît. Ne cherchez pas non plus un autre employeur, vu que l’IA est appelée à prendre une place grandissante dans le camionnage. Mieux vaut, je pense, amorcer une discussion avec votre employeur, et l’amener ainsi à vous expliciter le «pourquoi» et le «comment». Car, comme nous venons de le voir, cela sera gagnant pour lui comme pour vous et vos collègues.
C’est que le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. D’ailleurs, le constructeur automobile américain Henry Ford le disait lui-même: «L’enthousiasme est à la base de tout progrès.»