Dès lors qu'un travail est répétitif et ennuyeux se pose la question de son sens. (Photo: Alexander Grey pour Unsplash)
Q. — «Je trouve ma job d’un ennui sans nom. À l’usine, je passe mes journées à faire toujours les mêmes gestes pour fabriquer des bouteilles à partir de ce qu’on appelle des préformes en polytéréphtalate d’éthylène (PET). Mais bon, il faut bien nourrir ma petite famille…» – Mary-Ève
R. — Chère Mary-Ève, je ne sais pas si cela peut vous consoler, mais sachez que vous n’êtes pas la seule à vous interroger sur le sens de votre quotidien au travail. Une enquête menée en 2022 par Audencia et jobs-that-makesense, un site web dédié aux offres d’emploi à impact, a mis au jour le fait que pas moins de 92% des travailleurs français ne voient pas le sens profond de leurs tâches quotidiennes au travail. Plus précisément, 50% s’interrogent sur le sens de leur travail, ne voyant pas à quoi il peut bien servir, et 42% disent être, plus ou moins activement, à la recherche d’une autre job, qui, elle, aurait un sens.
Bien entendu, les puristes diront, avec raison, qu’on ne peut pas transposer de but en blanc le résultat d’un sondage mené en France à la réalité québécoise. Toutefois, on conviendra que les points communs sont nombreux entre ces deux sociétés occidentales, et par suite, qu’on peut raisonnablement estimer qu’une large proportion des travailleurs d’ici se posent, eux aussi, des questions quant au sens de leur travail. Que celui qui ne s’est jamais posé de questions concernant la pertinence de plusieurs de ses tâches me jette la première pierre…
Maintenant, il convient de voir s’il y a moyen de donner du sens à son travail, en particulier lorsque celui-ci paraît répétitif et ennuyeux, comme cela semble être votre cas, Mary-Ève. Eh bien, la bonne nouvelle, c’est que cela est bel et bien possible. J’en veux pour preuve une étude signée par Grace Lordan, professeure de science du comportement à la London School of Economics, et son étudiant Alberto Salamone.
Les deux chercheurs ont mené une petite expérience au sein d’une PME américaine spécialisée dans la fabrication de cartes électroniques. Les ouvriers doivent effectuer des tâches routinières et répétitives, impliquant le montage de composants électroniques sur une carte, le soudage manuel des composants, puis le test et l’inspection de chaque carte produite. Ils ne savent pas vraiment à quoi peuvent servir ces cartes électroniques. Tout ce qu’ils savent avec certitude, c’est qu’ils gagnent entre 12 et 15 dollars américains de l’heure.
L’expérience a consisté à placer différentes affiches dans l’usine, sans prévenir les ouvriers. Ces affiches sont restées là pendant 24 heures, puis elles ont été retirées.
La première sorte d’affiches comportait le texte suivant: «Chaque jour, vous faites preuve de précision pour fabriquer des cartes électroniques.» Le sens du message? Il s’agissait d’«attirer l’attention sur la précision en tant que compétence précieuse possédée par les ouvriers sur le lieu de production», notent les deux chercheurs.
La deuxième sorte d’affiches disait «Votre précision contribue à la construction de feux de croisement qui aident les automobilistes à rouler en sécurité.» L’accent était ainsi mis sur la sécurité en tant qu’objectif général du produit fabriqué par les ouvriers.
Enfin, la dernière sorte d’affiches indiquait «Gabriel est l’un d’entre eux. Il traverse des voies ferrées avec ses deux enfants tous les jours.» Autrement dit, elle mettait en évidence le fait que Gabriel et ses enfants sont trois personnes bien réelles qui bénéficient du produit et sont en sécurité grâce à la précision des travailleurs.
Selon Grace Lordan et Alberto Salamone, la série d’affiches visait à mettre en évidence le lien entre une compétence spécifique des ouvriers (la précision) et le fruit de leur travail quotidien (les cartes électroniques) et le bien que cela apporte à l’ensemble de la société (la sécurité apportée à un père de famille et ses deux enfants). «Cela répondait à plusieurs besoins fondamentaux des travailleurs qui ne voient pas trop le sens de leur travail, notent les deux chercheurs. À savoir le besoin de reconnaissance, de finalité et de transcendance.»
Reconnaissance de leurs compétences mises en usage quotidiennement. Finalité du produit fabriqué, et donc du travail effectué chaque jour. Et transcendance en tant qu’impact positif pour la société du travail accompli jour après jour.
Résultat? L’expérience a eu «des effets positifs et significatifs sur le temps travaillé, la ponctualité et la qualité des contrôles de sécurité», et ce, aussi bien trois jours que quinze jours après la journée d’affichage. Par exemple, la plupart des travailleurs se sont mis spontanément à travailler en moyenne 10 minutes de plus chaque jour; les affiches ont tout bonnement boosté leur engagement.
On le voit bien, pour qu’un travail ait du sens, il convient de lui en donner un de manière explicite. Et donc, de le dévoiler à chaque travailleur, le plus simplement du monde.
Vous concernant, Mary-Ève, avez-vous déjà pris le temps de réfléchir à l’utilité des bouteilles que vous fabriquez? À ce que celles-ci apportent aux utilisateurs finaux? Aux bienfaits qu’elles leur procurent? Peut-être servent-elles, disons, à contenir du jus de pomme fraîchement pressé, lequel est dégusté chaque matin par des enfants avant de filer à l’école… Peut-être, donc, que le simple fait d’imaginer le sourire de ces bambins en buvant leur jus de pomme pourrait suffire à donner un sens à vos tâches quotidiennes…
En passant, le poète français Arthur Rimbaud a dit dans «Une Saison en enfer»: «La vie fleurit par le travail».