Harcèlements sexuels, pressions psychologiques, etc. (Ph.: Fa Barboza/Unsplash)
BLOGUE. Harcèlements sexuels, comportements sexistes, discriminations, intimidations, plaintes ignorées… La firme française de jeux vidéos Ubisoft souffrait d’une culture d’entreprise si «toxique» que son PDG Yves Guillemot a promis à la fin de juin une révolution managériale, puis, dans un premier geste, il a montré la porte à la mi-juillet à deux de ses hauts-dirigeants – Serge Hascoët, son «bras droit», qui avait droit de vie et de mort sur tous les projets de l’entreprise, et Yannis Mallat, qui dirigeait les studios d’Ubisoft au Canada – et il a retiré Cécile Cornet de son poste de directrice, monde, des ressources humaines.
Ainsi, trois têtes ont roulé à terre à la suite d’une campagne de dénonciations sur les médias sociaux menée par des victimes de la toxicité omniprésente chez Ubisoft. En parallèle, le titre de la firme ne cesse de chuter en Bourse, signe que les investisseurs ne croient plus en Ubisoft. Quant à l’événement Ubisoft Forward, d’habitude suivi par tous les médias friands de nouveautés en matière de jeux vidéos, il vient tout juste d’être boycotté par nombre de sites spécialisés (ex.: Gamekult) et d’influenceurs (ex.: MisterMV, ExServ, bibi300,…), en guise de soutien aux salariés d’Ubisoft.
C’est clair, rien ne va plus pour Ubisoft!
La question saute dès lors aux yeux : comment a-t-on pu en arriver là? Plus précisément, comment se fait-il qu’une telle toxicité ait pu exister au sein d’Ubisoft, une toxicité si virulente que c’est l’existence-même de la firme qui est aujourd’hui en jeu?
La réponse se trouve en grande partie, je pense, dans un rapport qui vient de sortir, intitulé «Rapport sur le harcèlement psychologique et sexuel au travail en TI au Québec» et signé par l’organisme TECHNOCompétences. C’est qu’il montre que cette toxicité n’est pas une exclusivité d’Ubisoft, elle imprègne en ce moment-même l’ensemble du milieu des technologies de l’information au Québec. Regardons ça ensemble…
Pour commencer, un nombre ahurissant de salariés du milieu des TI n’ont aucune idée de la teneur de la politique de harcèlement psychologique et sexuel en vigueur au sein de leur entreprise: la proportion est de 32%. Autrement dit, le tiers des salariés du milieu des TI ne savent pas ce qui est considéré comme du harcèlement au travail!
Pis, la situation est encore plus critique parmi les entreprises de moins de 50 employés. Là, ce sont 39% des salariés qui n’ont pas la moindre idée de ce qui est considéré comme du harcèlement par la haute-direction de leur entreprise. Oui, 2 salariés sur 5.
Attendez, il y a encore pire : parmi les entreprises de moins de 50 employés, 26% des salariés ne savent même pas si une telle politique est en vigueur au sein de leur entreprise, ou pas. Vous avez bien lu : 1 salarié sur 4 ne sait pas si son entreprise se soucie moindrement de harcèlement au travail.
Ce n’est pas tout. 32% des salariés du milieu des TI ne pensent pas que la haute-direction de l’entreprise ferait quoi que ce soit si un problème de harcèlement psychologique ou sexuel venait à surgir. Une fois de plus, vous avez bien lu : le tiers des employés n’ont aucune confiance envers la haute-direction de leur entreprise en matière de harcèlement au travail. 1 salarié sur 3, je le souligne.
Qu’est-ce qui leur donnerait confiance? 91% des salariés disent qu’il faudrait que le problème en question soit pris en main par… quelqu’un d’extérieur à l’entreprise. Par exemple, un «consultant externe», suggèrent-ils. C’est-à-dire un spécialiste du harcèlement au travail, une personne qui a une véritable écoute, qui ne juge pas et qui a l’autorité suffisante pour alerter la haute-direction et veiller à ce qu’une réponse prompte et adéquate soit apportée.
Et les ressources humaines (RH)? N’est-ce pas là de leur ressort? Il se trouve que 68% des salariés estiment que c’est effectivement au service des RH – quand il y en a un – de régler le problème, mais voilà, ils ne croient aucunement en leur efficacité sur ce point. Un signe ne trompe pas : chez Ubisoft, les victimes de la toxicité managériale se sont tournées vers les médias sociaux pour se faire entendre, non pas vers les RH; à cela s’ajoute que l’une des têtes qui ont roulé à terre est justement celle de la DRH.
Eh oui, les salariés croient si peu en les RH que, parmi les entreprises de moins de 50 employés, seulement 35% des salariés pensent que la résolution d’un problème de harcèlement est de la responsabilité de ce service. Ils sont 40% à croire qu’en cas de pépin à ce sujet, c’est au PDG de s’en occuper.
On le voit bien, la confusion est totale dans le milieu des TI : un nombre ahurissant de salariés ne savent pas si leur entreprise a une politique en matière de harcèlement au travail, et n’ont aucune confiance en la haute-direction pour résoudre un éventuel problème de pressions psychologiques ou sexuelles. Et – tenez-vous bien! – ce n’est malheureusement pas tout…
Le rapport de TECHNOCompétences fait état d’un test qui a été effectué auprès d’un échantillon représentatif de salariés du milieu des TI. Un test reposant sur des mises en situation de harcèlement au travail. Voici ce que ça a donné:
> Un ignorance crasse. Le taux de succès aux différentes mises en situation a oscillé entre 61% et 82%. Ce qui signifie qu’il y a des situations de harcèlement où 39% des salariés ne pensent pas qu’il y a harcèlement, alors qu’il y en a bel et bien un. Et au mieux, près de 20% des salariés ne voient pas de harcèlement lorsqu’il s’en produit pourtant un devant eux. Oui, au mieux, 1 salarié sur 5 ne sait pas qu’il est confronté – ou témoin – à du harcèlement psychologique ou sexuel lorsque cela se produit.
«Ce résultat laisse croire qu’il y a place à une plus grande clarté quant aux manifestations concrètes du harcèlement. Une formation mettant de l’avant des situations concrètes ainsi que des réalités propres au milieu de travail des employés pourrait permettre à l’employé d’être plus à même d’identifier les situations potentielles de harcèlement», note pudiquement le rapport.
En vérité, ce résultat montre de toute évidence qu’il faut prendre le taureau par les cornes. Et faire pression de toutes nos forces pour le renverser. Pour le mettre à terre à tout jamais. C’est aussi bête que ça.
Dans le milieu québécois des TI, un trop grand nombre de salariés ne savent pas clairement identifier les situations de harcèlement au travail, ne savent pas si leur entreprise s’en soucie le moindrement, ne savent pas vers qui se retourner pour en faire part en cas de problème et, de toute façon, n’ont aucune confiance en la haute-direction pour régler le problème comme il faut. La situation est purement et simplement dramatique, pour ne pas dire catastrophique. Elle est si grave que l’existence de firmes comme Ubisoft est maintenant en jeu. Ni plus ni moins.
Mettez-vous donc dans la peau d’un employé actuel d’Ubisoft, qui a aujourd’hui honte de son employeur, de son entreprise, de sa job, peut-être même du silence complice dont il a fait preuve durant des mois ou des années, et demandez-vous comment vous réagiriez à sa place. Démissionneriez-vous au plus vite, dans l’espoir de sauver votre carrière? Changeriez-vous carrément de métier, sachant que le problème se retrouve un peu partout dans le milieu des TI? Iriez-vous travailler dans une autre ville, un autre pays, où l’on se soucie vraiment du harcèlement au travail? Ou encore, auriez-vous vraiment le cran de prendre les devants au sein d’Ubisoft, de mener vous-même la révolution, en prenant sur vous de faire rouler à terre toutes les têtes qui, à vos yeux, le mériteraient?
Hum… Vous voyez, l’heure est grave. Terriblement grave. On peut même dire que le milieu québécois des TI est maintenant à un tournant. Saura-t-il le prendre correctement? Donner le coup de frein nécessaire pour ne pas partir dans le décor? Croisons les doigts pour que cela survienne sans tarder, et surtout, pour que les autres joueurs ne tentent pas de faire porter le chapeau au seul Ubisoft (ce qui serait la pire attitude à avoir, ça va de soi). Oui, croisons les doigts.
En passant, la psychiatre française Marie-France Hirigoyen a dit dans «Le Harcèlement moral»: «Dans la vie, il est des rencontres stimulantes qui nous incitent à donner le meilleur de nous-même, il est aussi des rencontres qui nous minent et qui peuvent finir par nous briser».
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