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Comment passer du mouton au lion?

Olivier Schmouker|Publié le 18 juillet 2023

Comment passer du mouton au lion?

En cause, notre fichu instinct grégaire... (Photo: Sam Carter pour Unsplash)

MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudisVous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca

Q. – «Je dirige depuis peu une nouvelle équipe, et je dois avouer que je trouve ses membres, disons, apathiques. Ils ne réagissent pas à grand-chose. Ils suivent le mouvement sans rien dire. Ils n’émettent jamais aucune critique constructive concernant mes suggestions, si bien qu’ils les prennent automatiquement pour des décisions. Comment leur donner un peu plus d’esprit critique (car c’est ça, qui rend une équipe vraiment performante, je pense)?» – Marco

R. – Cher Marco, vous voilà berger en charge d’un petit troupeau de moutons, et ça ne semble pas vous enchanter. Ce qui est tout à fait compréhensible. Fort heureusement, il y a moyen de remédier à cette fâcheuse situation.

Pour commencer, sachez que l’être humain est, au fond, un être grégaire: nous sommes configurés de telle sorte que nous aimons suivre le troupeau. Cela nous fait nous sentir en sécurité et soulage notre cerveau de la charge de réfléchir à tout bout de champ.

Cette mentalité de troupeau nous gagne souvent lorsque nous participons à un événement collectif, qu’il s’agisse d’assister à un match, à un rassemblement religieux, ou encore à un mouvement de protestation dans la rue. Elle se manifeste également dans le cadre de nos préférences en tant que consommateur, par l’entremise notamment des tendances et autres modes.

Au travail, le même phénomène se produit dès lors que les individus façonnent leurs opinions sur ce que les autres disent et pensent, sans y réfléchir deux secondes, sans aucunement les contester. Ceux-ci font leurs les idées des autres de manière inconsciente, et cela représente un véritable danger dénommé «pensée de groupe» (groupthink, en anglais).

La pensée de groupe peut survenir lorsqu’un groupe se réunit pour prendre une décision importante et se donne l’illusion de penser à un problème dans l’optique de lui trouver une bonne solution, mais se contente, en vérité, de coller à l’idée de, par exemple, celui qui parle le plus fort sans nullement la discuter. Le cerveau collectif est dès lors paralysé par le cerveau d’un des participants, car le groupe a alors tendance à rechercher prioritairement un accord global plutôt qu’à appréhender la situation de manière réaliste.

Manfred Kets de Vries est professeur de leadership et de changement organisationnel à l’Insead. Dans un récent billet de blogue, il a bien illustré le péril que représente notre instinct grégaire.

«Il ne faut que 5% de ce que les scientifiques appellent des «individus informés» pour influencer la direction d’une foule, mobilisant les 95% restant à suivre sans même s’en rendre compte, note-t-il. Des dirigeants historiques comme Hitler, Staline et Mussolini, tout comme leurs contemporains Bolsonaro, Trump et Xi, ont exploité ce comportement suiviste au niveau de populations entières. Aujourd’hui, nous pouvons clairement voir comment Poutine manipule et endoctrine le peuple russe avec du matériel de propagande visant à justifier sa guerre désastreuse.»

Mine de rien, il en est de même à l’échelle d’une équipe de travail. Il suffit d’une «grande gueule» pour amener les autres nulle part. D’où l’intérêt, comme vous le soulignez, Marco, de cultiver notre esprit critique.

Comment y parvenir? Manfred Kets de Vries préconise de recourir à quatre astuces simples et efficaces.

1. Sonder ses convictions personnelles

«Favoriser la pensée et la réflexion indépendantes peut réduire le risque de se comporter comme un mouton», estime le professeur de l’Insead. Cela peut se faire en se posant davantage de questions, en débattant davantage avec les autres, ou encore en lisant des textes qui nous amènent à réfléchir sur nos croyances et autres idées reçues.

Concrètement, Marco, cela peut revenir à demander à chaque membre de votre équipe de venir à la prochaine réunion avec une piste de solution au problème sur lequel vous devez débattre. Ou bien, à imposer que chacun pose au moins une question à la réunion. À noter, à ce sujet, qu’il est important que personne ne juge les questions ou les idées émises par autrui. Car l’une des peurs classiques en réunion, c’est de passer pour un idiot aux yeux des autres.

2. Évaluer ses options

Trop souvent, un groupe a le réflexe de sauter sur la première solution présentée. Car chacun se sent soulagé qu’il y ait une solution, même s’il sait plus ou moins consciemment que celle-ci n’est pas la meilleure qui soit. «C’est mieux que rien», nous disons-nous en secret.

D’où l’idée de se forcer à considérer d’autres solutions possibles. D’autant plus que, qui sait? Cela pourrait bel et bien amener à identifier une toute nouvelle solution, nettement meilleure que toutes celles envisagées jusqu’alors.

Concrètement, cela peut revenir à demander à chacun de contribuer à identifier les différents choix dont dispose le groupe. Puis, de les justifier. Pourquoi ça? Parce qu’examiner des choix rend moins susceptible de suivre aveuglément les autres.

3. Se défier de l’uniformité

Sans que nous la réalisions, la pression est forte pour que nous appartenions au groupe. C’est plus fort que nous, nous voulons en faire partie. Et cela nous pousse à nous fondre dans la masse.

Par conséquent, si jamais la grande majorité du groupe penche un peu trop vite d’un côté, il est crucial qu’au moins une voix s’élève pour inviter à considérer un choix alternatif. Ne serait-ce que pour éviter, une fois de plus, de succomber à notre instinct grégaire.

Ainsi, Marco, vous pourriez demander à l’avenir que votre groupe émette des choix et en sélectionne de lui-même un, sans intervention particulière de votre part. Puis, vous pourriez l’inviter à considérer sérieusement un autre choix pertinent. Cela l’amènera soit à conforter la justesse de son choix, soit à revoir sa position, pour le bienfait de tous.

4. Retarder la décision

Les mauvaises décisions sont souvent les décisions prises à la va-vite. Parce que le temps nous presse. Parce qu’il y a urgence. Parce qu’on croit, à tort, qu’un vrai leader sait prendre des décisions rapides.

Et si, Marco, vous annonciez que l’objectif de la prochaine réunion n’est pas de trouver une solution au problème rencontré, mais plutôt de répertorier l’ensemble des solutions pertinentes… Et si vous préveniez alors votre équipe que la solution retenue lui sera présentée dans les prochains jours, le temps que vous la mûrissiez comme il faut… Certes, cela pourrait surprendre dans un premier temps. Mais au fond, la priorité n’est-elle pas, au fond, de prendre la meilleure solution qui soit, même si cela implique un petit délai?

L’avantage indéniable, c’est que cela permet d’éviter l’écueil de la pensée de groupe. Et vous pouvez d’ailleurs fort bien l’indiquer au groupe.

Voilà. J’espère que ces astuces vous permettront de rendre un peu plus autonome chaque membre de votre équipe. Que cela les aidera à passer du mouton au lion. Et que ce faisant, votre équipe gagnera en performance.

En passant, le romancier britannique Arthur Koestler a dit dans «Le Yogi et le commissaire»: «Dans l’équation sociale, l’individu figure à la fois le zéro et l’infini».