L’argent fait-il le bonheur? (Photo: 123RF)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «On me propose une job mieux payée que celle que j’ai présentement. Le travail en lui-même est moins intéressant, mais bon, je me dis qu’avec un peu plus d’argent en poche, je serai forcément plus heureuse. J’accepte, ou pas?» – Roxanne
R. — Chère Roxanne, vous posez là une question qui semble éternelle : l’argent fait-il le bonheur? Certains vous diront que oui, d’autres que non. Et chacun aura de solides arguments à vous présenter pour tenter de vous convaincre.
Alors, qu’en est-il vraiment? En France, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a publié en juin une étude sur le sujet, avec un angle qui me paraît aussi novateur qu’intéressant. Regardons ça ensemble.
Les chercheurs de l’Insee se sont intéressés à un concept économique dénommé le «seuil de satiété», qui veut qu’au-delà d’un certain niveau de revenus l’argent n’améliore plus le bien-être ressenti de manière significative.
C’est un peu à l’image de la faim. Votre première bouchée dans un hamburger succulent sera un véritable délice, et sûrement les suivantes aussi. Ce hamburger vous procurera un beau moment de satisfaction. Mais si on vous en apporte aussitôt après deux, trois ou cinq autres en même temps, vous n’allez plus ressentir le moindre bonheur à mordre dedans. Une fois votre faim satisfaite, et donc votre seuil de satiété atteint, un hamburger supplémentaire n’augmentera pas votre bonheur.
En analysant des études menées dans différents pays, les chercheurs de l’Insee ont réalisé que le seuil de satiété n’était pas uniforme sur la planète. Ainsi, le seuil des Français se situe à un niveau de revenus annuels de 44 200 dollars, celui des Allemands à 59 000 dollars, celui des Britanniques à 66 300 dollars, celui des Australiens à 88 400 dollars et celui des Américains à 118 000 dollars. L’étude n’indique pas le seuil des Canadiens, mais on peut s’aventurer à dire qu’il doit tourner autour de 85 000 dollars, compte tenu de la comparaison entre le salaire moyen des Américains et celui des Canadiens, selon les données de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
«Au-delà de ces seuils, les moindres accroissements de revenu cessent complètement d’améliorer la fréquence des moments de bonheur», explique l’Insee.
Par conséquent, un Français qui a un salaire inférieur à 44 200 dollars ressentira toujours du bonheur s’il gagne un peu plus d’argent. Car son seuil de satiété ne sera pas atteint. En revanche, un Français qui gagne, disons, 60 000 dollars par an ne sera pas plus heureux dans la vie si jamais il se met à gagner plus d’argent. Parce qu’il a déjà tout ce dont il a fondamentalement besoin.
Bon. J’entends d’ici certains grincheux qui me diront : «Ben là, ne me dis pas qu’il serait pas plus heureux de rouler en Porsche plutôt qu’en Peugeot!» Eh bien, en vérité, oui, il ne serait pas plus heureux. Certes, il ressentira sûrement une vague de plaisir les premières fois où il pilotera sa Porsche, mais une fois la nouveauté passée, cela ne lui fera plus grand-chose. Globalement, sa vie n’en sera pas plus radieuse ; il finira par réaliser qu’au fond il ne s’agit que d’un bien matériel, d’un gadget mécanique à la fois capricieux et dispendieux ; et peut-être même par saisir — qui sait? — qu’en matière de bonheur mieux vaut être qu’avoir.
L’étude de l’Insee met également en lumière des écarts de seuil de satiété en fonction de l’âge, du lieu de résidence, ou encore de la situation familiale. Par exemple, le seuil de satiété d’un Français âgé de 16 à 29 ans est d’en moyenne 42 000 dollars, bien inférieur à celui des 55-66 ans, lequel est de 48 000 dollars. Idem, les Français vivant dans une ville de 5 000 habitants ou moins ont un seuil de 38 400 dollars alors que celui des Parisiens est de 46 850 dollars.
Autrement dit, Roxanne, pour pouvoir répondre à votre question, il faudrait connaître votre seuil de satiété. C’est-à-dire le niveau de revenus au-delà duquel gagner un peu plus ne changerait rien fondamentalement à votre satisfaction dans la vie. De manière générale, ce seuil correspond à un salaire annuel de 85 000 dollars. Mais ce chiffre n’est pas suffisant, car il peut varier en fonction, comme on l’a vu, de votre âge, de votre lieu de résidence, ou encore de votre situation familiale. À cela s’ajoutent d’autres facteurs potentiels, souligne l’étude, comme le chômage, le sentiment d’insécurité, ou bien le stress au travail, qui peuvent indirectement affecter le seuil de satiété d’une personne.
D’où ma modeste suggestion, Roxanne : considérez le gain financier que vous enregistrerez si jamais vous acceptez votre nouvelle job et regardez ce qu’il vous permettrait d’améliorer dans votre vie, non pas sur le plan matériel, mais sur le plan émotionnel. En avez-vous vraiment besoin pour vivre un voyage extraordinaire, qui vous laissera des souvenirs impérissables? Pour partager des soirées inoubliables avec vos proches ou vos amis? Pour savourer l’instant présent, allongée dans l’herbe, le regard perdu dans les nuages cotonneux? À vous de voir…