L'idée, c'est de marier subtilement les contraires pour gagner en pertinence et en puissance. (Photo: cdd20 pour Unsplash)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «Au travail, on me demande tout et son contraire. Dernièrement, un membre de la haute-direction a critiqué mon leadership, pas assez respectueux des façons de faire habituelles au sein de notre PME. Or, j’ai justement été embauché pour apporter un “vent frais” à l’équipe dirigeante! Comment trouver le juste équilibre dans mon leadership?» – Bryant
R. – Cher Bryant, je ne vais sûrement rien vous apprendre en vous disant que nous évoluons aujourd’hui dans un monde en pleine mutation, un monde que les militaires américains aiment à présenter sous l’acronyme VUCA pour Volatil, Incertain (en anglais, Uncertain), Complexe et Ambigu. Ce qui était vrai hier ne l’est plus vraiment aujourd’hui et le sera encore moins demain. Et cela se vérifie, bien entendu, en matière de leadership: au XXe siècle, la grande époque du taylorisme, un boss se devait de Commander et Contrôler; au XXIe siècle, un boss qui se contenterait de Commander et Contrôler irait de désillusion et désillusion, et finirait par passer pour un «petit chef», pour ne pas dire un «mononcle grincheux»; au XXIe siècle, un bon boss se doit plutôt de Comprendre, Conseiller et Soutenir, un peu à l’image d’un coach.
Le hic? C’est que nous sommes toujours en phase de transition entre le leadership du XXe siècle, d’où proviennent la plupart des membres de la haute-direction de nos organisations, et le leadership du XXIe siècle, d’où proviennent la plupart des gestionnaires de nos organisations. Il nous faut donc apprendre à marier les contraires. Par exemple, avoir un esprit relativement conservateur (les façons de faire habituelles au sein de l’organisation) et favoriser l’innovation, une nécessité pour pouvoir figurer en tête de la parade (le fameux “vent frais” dont vous parlez, Bryant).
La bonne nouvelle, c’est qu’il existe une solution! Oui, il est possible de marier les contraires au travail. Il suffit pour cela d’adopter le «leadership paradoxal».
Le leadership paradoxal fait l’objet d’études scientifiques depuis une dizaine d’années. Plus précisément depuis 2015, année où il a été conceptualisé par Yan Zhang, professeure de management à l’Université Rice, à Houston (États-Unis). Il fait référence aux comportements apparemment contradictoires, mais en vérité interdépendants, que se doivent d’adopter les dirigeants pour être en mesure de répondre adéquatement aux demandes concurrentes des milieux de travail actuels.
De manière concrète, le cabinet-conseil PwC a identifié six paradoxes principaux auxquels font face les leaders de nos jours. Six facettes, donc, du leadership d’aujourd’hui et de demain.
1. Un leader à la fois mondialiste et localiste
De nos jours, une organisation se doit d’avoir des racines profondément ancrées localement tout en ayant des ramifications à l’international. Or, trop souvent, les leaders se préoccupent de l’un ou de l’autre, presque jamais des deux à la fois. C’est que cela leur demande de changer le prisme à travers lequel ils regardent et analysent leurs affaires, et ce changement de perspective peut se révéler on ne peut plus déstabilisant: nombre d’idées reçues sont dès lors bousculées, ce qui peut entraîner de pénibles remises en question.
2. Un leader à la fois intègre et politique
L’intégrité permet d’inspirer confiance auprès des uns et des autres; elle est le socle de la droiture. La politique permet, elle, de naviguer habilement entre les intérêts des uns et des autres; elle est le socle du progrès, pour ne pas dire de la réussite. Le paradoxe réside dans le fait que, dans un environnement profondément politique, les gens peuvent être tentés de rogner leur intégrité. Par exemple, cela peut revenir à fermer les yeux sur certaines de ses valeurs afin de répondre aux besoins d’autrui et d’ainsi mener à bien un projet important.
3. Un leader à la fois humble et héroïque
En périodes troubles, nous chérissons les héros, ceux qui ne tremblent pas face à l’adversité et donnent envie à ceux qui les suivent de braver tous les dangers, convaincus qu’ils sont que la victoire les attend en bout de ligne. Mais pour connaître un véritable succès, un leader se doit de faire preuve d’humilité. Par exemple, il doit savoir reconnaître ses erreurs, être à l’écoute des idées des autres, ou encore adopter un plan différent de celui qu’il avait envisagé au départ. Car c’est alors que peuvent être prises de véritables décisions intelligentes.
4. Un leader à la fois stratégique et tactique
Le stratège est plongé dans la vision à long terme, en quête d’objectifs aussi ambitieux que réalistes. Le tacticien est, lui, plongé dans le court terme, pour ne pas dire dans l’exécution; il se doit de parer au plus pressé. L’ennui, c’est qu’exécuter sans stratégie crée une probabilité élevée d’une crise encore plus grave à l’avenir. Et qu’inversement, il est inefficace de consacrer un temps disproportionné à réfléchir à l’avenir au lieu d’agir.
5. Un leader à la fois technophile et humain
Renier farouchement les avancées technologiques est absurde, ça va de soi. Car cela finirait par mettre à mal la compétitivité de l’organisation. Mais voilà, ne jurer que par la technologie comme solution ultime à l’efficacité, est tout aussi absurde: l’être humain est la clé du succès de toute organisation, et est appelé à l’être pour encore un bon bout de temps. Comment conjuguer les deux? Comment résister à la tentation de licencier au profit de robots intelligents qui, eux, travaillent 24/7 sans se plaindre, sans réclamer de congés et, surtout, sans demander la moindre paie?
6. Un leader à la fois conservateur et novateur
Tiens, tiens, une caractéristique qui devrait vous interpeler, me semble-t-il, Bryant! Le paradoxe réside dans le fait qu’il est toujours tentant de continuer à faire ce qu’on fait très bien, même si l’on sait, plus ou moins consciemment, que cela peut avoir un prix, notamment le risque de rater de précieuses occasions d’améliorer ses processus de travail, et donc sa productivité. La difficulté est de respecter le passé tout en avançant fièrement en direction du futur.
Bon. Nous savons à présent ce qu’est le leadership paradoxal et ce que sont ses six enjeux principaux pour le leader d’aujourd’hui et de demain. Maintenant, la question saute aux yeux: comment l’appliquer dans votre quotidien au travail?
Wei Zhang est professeur à l’École de management de l’Université des sciences et technologies de Huazhong, à Wuhan (Chine). Avec son équipe de chercheurs chinois, il a voulu savoir si le leadership paradoxal pouvait avoir la moindre incidence sur la performance des employés. Pour s’en faire une juste idée, il a observé ce qu’il en était auprès de 235 employés dont les leaders avaient adopté ce style de leadership.
Résultat? Sans l’ombre d’un doute, les performances individuelles et collective en ont été «nettement améliorées». Et ce, pour une raison on ne peut plus simple: le leadership paradoxal décuple la faculté d’adaptation des employés. Face à l’inattendu, ils se sentent assez en confiance pour chercher et adopter une nouvelle solution, et en faire ainsi l’inespéré. Par exemple, ils se sentent capables d’innover tout en respectant les façons de faire habituelles au sein de l’organisation, l’innovation étant dès lors perçue non pas comme un chamboulement total, mais plutôt comme une modeste progression, un léger changement qui ne remet pas tout en cause mais apporte un plus.
Mieux, Wei Zhang et son équipe ont noté que deux caractéristiques particulières permettaient à certaines équipes d’adopter le leadership paradoxal plus aisément que les autres. Et par suite, d’en tirer de meilleurs profits.
– Le sentiment d’appartenance. Plus les membres d’une équipe ont un sentiment d’appartenance élevé envers leur organisation, plus leur performance est améliorée par le leadership paradoxal. D’où l’importance de nouer et d’entretenir des liens forts et harmonieux entre les uns et les autres.
– La pensée Zhongyong. La quoi? Tirée du confucianisme, la pensée Zhongyong est une façon originale de saisir un problème, et donc de le résoudre. Elle considère qu’il convient toujours de regarder un problème sous différents angles (一体两面), et d’apporter une attention toute particulière à la relation existante entre ces différents points de vue (相生相克). Aborder ainsi un problème, c’est se donner la chance d’entrevoir une solution à laquelle on n’aurait jamais songé sans cela. Et donc, d’innover sans pour autant tout bouleverser.
Pour adopter la pensée Zhongyong, il convient de suivre trois lignes directrices.
– Flexibilité. Il faut faire une habitude de multiplier soi-même les points de vue sur un même sujet ou sur un même problème, de la manière la plus objective possible. Cet exercice mental continuel permet de gagner en souplesse intellectuelle.
– Bienveillance. Il faut faire une habitude de se montrer intéressé, compréhensif et tolérant envers les idées d’autrui. Il convient de ne pas juger, mais d’écouter et de comprendre. Car c’est souvent du choc de deux idées (la vôtre et celle d’autrui) que naissent souvent les bonnes idées.
– Sincérité. Il faut faire une habitude de se montrer franc, droit et ouvert d’esprit envers les idées d’autrui. Et le cas échéant, d’en devenir un fier partisan si celle-ci est vraiment bonne.
Voilà, Bryant. Il vous faut marier les contraires au travail? Eh bien, je vous invite à emprunter la voie du leadership paradoxal, en veillant à cultiver le sentiment d’appartenance et la pensée Zhongyong au sein de votre équipe. Non seulement parce que votre quotidien au travail en deviendra plus agréable à vivre, mais aussi parce que la performance de votre équipe devrait en être améliorée. Ni plus ni moins.