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Continuez de prendre des risques

Robert Dutton|Édition de la mi‑mars 2019

CHRONIQUE. Au Canada, 57 % des nouvelles entreprises ne se rendent pas à leur dixième anniversaire ; 30 % ...

CHRONIQUE — Au Canada, 57 % des nouvelles entreprises ne se rendent pas à leur dixième anniversaire ; 30 % n’atteignent pas quatre ans.

C’est ce que nous apprend une étude publiée en 2018 par Innovation, Sciences et Développement économique Canada, sur la création et la survie d’entreprises entre 2002 et 2014. La disparition à relativement brève échéance est le destin d’une majorité d’entreprises.

Ces taux élevés de disparition sont généralisés, peu importe la région du Canada, peu importe le secteur d’activité. Ils touchent autant des secteurs traditionnels (les services immobiliers, le transport et l’entreposage) que les industries de l’information.

Pourquoi évoquer cela ? Tout simplement pour rappeler que le risque est inhérent à l’entreprise. À toute entreprise. Même la Pacific Gas and Electric, une société de service public californienne fondée il y a plus de 150 ans et qui a plus d’abonnés et d’employés qu’Hydro-Québec, s’est mise sous la protection du Chapter 11 américain le 29 janvier dernier.

Pour l’entreprise, le risque n’est pas un concept abstrait dans un manuel de statistique ou d’actuariat. Qu’on parle du programme de l’avion géant A380, de Caroline Néron, de Téo Taxi, de Sural Canada, le risque est une chose très tangible, qui représente une possibilité très réelle d’échec.

Échec. Voilà le mot lancé. Et les gérants d’estrade, professionnels ou amateurs, de commenter, de condamner, de je-l’avais-dit.

En pareille situation, les entrepreneurs et les projets encore obscurs, connus de leurs seuls partenaires, échappent généralement à la vindicte populaire. Mais les autres, celles et ceux qui ont eu le malheur d’atteindre la notoriété, subissent parfois un sort différent : au coût financier s’ajoute un coût très élevé en humiliation et en réputation.

Soyons clair. Une faillite, le recours à la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers, tout cela est le signe d’erreurs commises en amont. Inévitablement. Parfois dès la création de l’entreprise. Parce que le risque, bien sûr, ne se limite pas aux impondérables coups du sort. Il comporte aussi, et même surtout, des erreurs humaines. Des erreurs d’appréciation, de « plan d’affaires », de jugement, d’exécution. Erreurs d’autant plus vraisemblables qu’un projet repose sur l’invention ou la réinvention d’un secteur d’activité. Par définition, on ne maîtrise pas tous les éléments quand on lance un projet : ni les éléments externes, ni même les éléments internes. Si on veut vraiment « tout » maîtriser, réduire le risque à néant ou presque, on étudie ; étudie encore ; puis, on ne fait rien.

L’entrepreneur gère le risque. Gérer le risque, ce n’est ni l’éliminer, ni même le minimiser. Au contraire, c’est se donner les moyens d’en prendre. Dans les économies développées, et de plus en plus dans les moins développées, ces moyens prennent notamment la forme d’institutions financières : anges investisseurs, fonds de capital de risque, fonds d’investissement, banques, sociétés inscrites en Bourse, investisseurs institutionnels… Tout ce qui sert en fait à maximiser la prise de risque global dans une économie, en le répartissant entre les projets et les investisseurs ; les projets se financent à plusieurs sources, et les investisseurs répartissent leurs investissements dans plusieurs projets. Les pertes sont fréquentes, mais rarement fatales pour chacun des participants.

C’est pourquoi, oui, en cas d’échec d’un projet, des investisseurs passifs perdent de l’argent. Ces pertes n’en font ni des victimes, ni des incompétents. Elles en font des participants à un vaste système de gestion et de répartition de risques.

C’est pourquoi on ne juge pas un entrepreneur ni un investisseur au succès ou à l’échec d’un projet, mais sur la durée – la « moyenne au bâton », comme on dit.

Tout cela est élémentaire. Je ressens néanmoins le besoin de le rappeler, à force de voir se répéter, dans les médias et les médias sociaux, les commentaires négatifs ou mesquins sur les entrepreneurs, et parfois, les investisseurs, impliqués dans l’échec de certains projets.

Depuis que les premiers humains se sont aventurés hors d’Afrique il y a deux millions d’années jusqu’aux recherches en intelligence artificielle, en passant par la conquête de la Lune, l’humanité n’a progressé que parce qu’il s’est trouvé des gens plus audacieux que leurs congénères pour risquer – et souvent perdre – leurs ressources, leur énergie, voire leur vie.

En fait, les technologies modernes de diffusion du persiflage ne doivent leur existence qu’à des générations de fonceurs qui ont pris des risques, réussi parfois et connu beaucoup d’échecs.

Les gérants d’estrade devraient y songer avant de juger, de condamner, de railler, de glousser, ou même de se réjouir des échecs d’entrepreneurs.