Cet encadrement des communications permet de clarifier les attentes de l’entreprise et les paramètres qui justifient qu’un employé soit contacté en dehors de ses heures normales de travail. (Photo: 123RF)
Promesse d’un meilleur équilibre entre travail et vie personnelle pour les uns, entrave à la flexibilité pour les autres, le droit à la déconnexion des employés ne fait pas l’unanimité quant aux réelles retombées des lois qui le protège. Pourtant, un nombre grandissant d’États les adoptent. Derrière ces lois se cache l’intention de préserver la santé des travailleurs et de leur accorder un repos bien mérité. Comment faire pour arriver à cette fin ?
Après l’Espagne, l’Irlande, l’Australie, la Californie et la France, voilà que le Canada compte emboîter le pas et légiférer afin de protéger le droit à la déconnexion de ses citoyens. Prometteuses sur papier, de telles lois rencontrent toutefois quelques critiques qui doutent de leurs réelles retombées sur la santé mentale des travailleurs.
Au-delà d’encadrer les communications, elles servent ultimement un plus grand dessein, soit de « permettre aux employés de se détacher du travail sans culpabilité. Ils retrouvent de l’espace pour leur vie personnelle et familiale, qui est malheureusement grignoté par la connexion constante et les attentes de disponibilité et de réactivité des employeurs », résume Ariane Ollier-Malaterre, professeure au Département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
« On devrait davantage parler du droit de ne pas travailler quand on ne travaille pas, ou de la capacité que l’on a à se libérer de notre fardeau professionnel pour récupérer », renchérit Gilles Rancourt, associé chez Norton Rose Fulbright Canada et avocat en droit de l’emploi et du travail.
Deux grandes familles
Plusieurs facteurs obligent aujourd’hui entreprises et États à faire de l’ordre dans ce marasme notamment la démocratisation du télétravail et les frontières poreuses entre vie personnelle et professionnelle.
La pression d’être constamment disponible induite par l’économie en est un autre, tout comme le problème de l’hyperconnexion des individus.
Katie McLaren, associée de recherche et d’évaluation au Centre des compétences futures, sépare en deux grandes catégories les lois adoptées jusqu’à présent pour permettre aux travailleurs de se détacher de leur boulot :
- D’un côté du spectre, indique-t-elle dans son « Rapport de perspectives de projet : Le droit à la déconnexion dans le contexte post-pandémique du Canada » diffusé en juin 2023, on retrouve le modèle français. Précurseur, celui-ci édicte que toutes les entreprises concernées par la loi doivent établir une politique qui encadre les échanges électroniques en dehors des heures de travail.
- Le modèle allemand d’autorégulation, quant à lui, encourage chaque entreprise à implanter plutôt volontairement une politique qui répond aux impératifs de son personnel.
L’Ontario — et le fédéral, a priori — se trouve dans la première catégorie. Les entreprises de la province qui emploient 25 salariés et plus avaient jusqu’au 2 juin 2022 pour rédiger leur politique et la communiquer aux membres de leur équipe.
Le Québec tend vers le modèle allemand. Le ministre du Travail, Jean Boulet, a d’ailleurs réitéré en mai 2024 qu’il jugeait « inopportun » l’adoption d’une telle loi, le cadre législatif actuel accordant déjà aux Québécois la liberté de ne pas être dérangé sur leur temps personnel.
En effet, ces dictats sont loin d’être la panacée. Une étude menée en 2022 par Glassdoor a par exemple montré que 36 % des Français sondés bossent pendant leurs vacances. Le droit à la déconnexion y est pourtant protégé depuis 2017.
Parmi les salariés belges, français, italiens et espagnols interrogés par la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail en 2023, 80 % disent recevoir des messages concernant leur boulot en dehors de leurs heures de travail, et 90 % y répondent.
La politique ontarienne avait été critiquée par des juristes au moment de son dévoilement. On lui reprochait de nuire à la flexibilité de la gestion des horaires et d’être trop peu contraignante pour réellement protéger la main-d’œuvre.
Elle n’a pas été adoptée en vain, nuance Darcy Michaud vice-président aux ressources humaines de la société de services-conseils HR Covered.
« Nos clients nous disent que leurs employés refusent de répondre lorsqu’ils les contactent pour une urgence à 20 h, relate-t-il. Or, ils n’y sont pas légalement obligés. Quelle que soit l’urgence, ce n’est pas celle de l’employé. »
Les habitudes sont toutefois difficiles à changer, concède-t-il.
En date du 8 mai 2024, 80 contraventions ont été remises à des employeurs fautifs, rapporte le ministère du Travail et de l’Immigration de l’Ontario. La province ne recense cependant pas les retombées directes de sa loi sur la santé mentale en milieu de travail.
« C’est beaucoup plus un effort de conscientisation que de coercition », indique l’avocat et conseiller en relations industrielles agréé Gilles Rancourt.
Réunir les conditions gagnantes
Qu’on l’appelle charte, règle, engagement, politique ou consigne, cet encadrement des communications permet de clarifier les attentes de l’entreprise et les paramètres qui justifient qu’un employé soit contacté en dehors de ses heures normales de travail. Gilles Rancourt juge cette mise au point avisée. Or, peu de ses clients ont fait un tel travail.
L’absence de contrainte législative ne devrait pas conforter les organisations qui omettent de se doter d’une mesure du genre, renchérit Darcy Michaud, qui y voit là une manière de se démarquer en tant qu’employeur de choix.
À Dialekta, une agence de marketing de Montréal spécialisée dans le référencement SEO, l’implantation de ce cadre a permis d’officialiser des pratiques jusque-là informelles, et de s’assurer que tous respectent les moments de repos de leurs collègues, indique sa directrice de la Division du talent et de la culture, Véronique Rouleau.
« Si les politiques s’en tiennent à limiter les communications en dehors des heures de travail, c’est qu’elles ciblent la pointe de l’iceberg de la déconnexion », prévient toutefois Sabrina Pellerin, doctorante en administration à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM et principale autrice de l’article « The Right to Disconnect », paru dans le « Stanford Social Innovation Review » en 2023.
Faire fi de l’hyperconnexion des salariés et de leurs habitudes numériques explique pourquoi bien des politiques du genre ratent leur cible, d’après Laurie Michel, PDG de Vivala, une PME qui accompagne les entreprises vers un meilleur équilibre entre travail et vie personnelle.
Couper l’accès aux courriels des employés en dehors des heures rémunérées peut par exemple générer plus de détresse que de bienfaits chez les individus qui ont une réelle dépendance à la technologie ou qui désirent être toujours disponibles, dit-elle.
Avant même d’imposer quelconques mesures restrictives ou punitives, la consultante recommande plutôt d’éduquer l’ensemble du personnel afin de les sensibiliser aux conséquences de l’hyperconnexion.
Autrement, « quand on se penche sur ce qui est vécu par les équipes lorsqu’il n’y a pas eu de discussion dans l’organisation sur ce problème-là, qu’on ait simplement coché une case […] aucun changement n’est fait ».
Elle suggère aussi de passer des coups de sonde anonymes tôt dans la démarche afin de brosser le portrait des habitudes de connexion au boulot, et d’identifier quelle part de l’équipe a un vrai problème.
« Cela suppose une charge de travail raisonnable, des attentes réalistes et une culture bienveillante à cet égard », souligne Sabrina Pellerin.
Créer une « bonne politique » se fait de pair avec les différentes parties prenantes de l’organisation, ajoute-t-elle. Elle doit être cohérente avec la culture de l’entreprise, susciter l’intérêt des employés et être endossée par la haute direction et les gestionnaires. Ceux-ci doivent clairement transmettre quelles sont leurs intentions derrière cette démarche. Cela facilitera aussi la fédération des travailleurs, qui devront adopter de plus saines habitudes de communication et de connexion.
« L’objectif, c’est que les équipes comprennent qu’elles doivent pour leur bien-être et leur productivité accéder à des périodes de repos, rappelle Laurie Michel. Ce n’est pas parce qu’on a des outils qui nous permettent d’être disponible 24 h sur 24 h que l’on doit l’être. »
Les clients aussi doivent être inclus dans la discussion, étant l’un des grands facteurs qui contribuent à l’hyperconnexion des employés.
Des « personnes clés » de Dialekta ont d’ailleurs informé sa clientèle que la PME valorisait la conciliation entre travail et vie personnelle, entre la performance et le repos de ses employés. « Ce n’est pas juste de l’imposer, nos clients sont importants », dit la directrice des ressources humaines.
Ni trop rigide, ni trop vague
Après avoir mené une telle réflexion, l’employeur peut coucher sur papier le fruit de son labeur, en rappelant par exemple quels sont les outils de communication visés et les bonnes pratiques à adopter en dehors des heures normales de travail.
Programmer des courriels est l’exemple le plus souvent cité. L’entreprise peut aussi statuer que les requêtes des clients qui sont transmises dans les 15 minutes avant la fin de la journée seront traitées le lendemain. Idem pour les courriels des gestionnaires reçus dans les trente minutes avant le départ de l’employé. « Ça crée une zone tampon avec les attentes des parties prenantes », indique Darcy Michaud.
« Si c’est dit qu’il n’est pas normal qu’il y ait des communications régulières à l’extérieur des heures de travail, mais qu’il n’en demeure pas moins que ça puisse survenir, déjà là on met sur papier quelque chose qui n’est pas acquis par tout le monde », dit Gilles Rancourt, Norton Rose Fulbright Canada.
Les outils pour limiter les abus devraient aussi être mentionnés.
La politique de Dialekta, par exemple, comprend les heures officielles de bureau, celles auxquelles tous les employés doivent être simultanément disponibles, soit entre 10 h et 15 h. Chaque individu a toutefois le luxe de commencer plus tôt ou de finir plus tard, en le précisant à son horaire pour éviter les malentendus.
Les notifications internes sont quant à elles désactivées de 17 h à 9 h, et de nouvelles habitudes d’utilisation ont été encouragées, comme de retirer de son cellulaire personnel les courriels liés au boulot ou de programmer l’envoi de messages.
« On n’est pas syndiqué non plus. Si des employés souhaitent finir plus tard, car ils sont motivés ou qu’ils sont dans une période efficace («flow»), on ne veut pas non plus dévaloriser ça, dit Véronique Rouleau. […] C’est correct de travailler jusqu’à 19 h, mais pas de s’attendre à ce que les collègues nous répondent. »
Ariane Ollier-Malaterre, qui a fondé la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du numérique dans la vie professionnelle et personnelle, suggère aussi de mettre cette politique à l’essai dans le cadre d’un projet pilote.
Les expertes consultées déconseillent aux entreprises de jouer « à la police de la connexion ». Elles devraient plutôt s’intéresser à la charge de travail de leurs employés si ceux-ci dépassent fréquemment le nombre d’heures prescrit par leur contrat.
Laurie Michel recommande de mettre à jour annuellement la politique pour s’assurer que les consignes siéent toujours l’organisation du travail, et pour rafraîchir la mémoire des salariés.
Le défi de la politique universelle
Dans son étude diffusée en 2023, l’analyste Katie McLaren indique toutefois qu’il n’existe pas qu’une seule solution pour limiter les communications et permettre aux employés de se reposer.
« Pour mettre en œuvre efficacement toute politique ou législation sur le droit à la déconnexion, il est essentiel de définir clairement les secteurs éligibles, les heures non travaillées et les personnes susceptibles d’être exemptées », écrit-elle.
En effet, certains types de postes requièrent d’être disponibles en dehors du traditionnel 9h à 5h, concèdent tous les intervenants sondés. Ils collaborent peut-être avec des collègues qui ne se trouvent pas sur le même fuseau horaire, ou encore ils campent des emplois dont la nature demande d’être en veille même lorsqu’ils ne sont pas au boulot.
« Il est possible qu’on ait besoin de joindre un employé ou un fournisseur de services à l’extérieur des heures normales du travail, indique Gilles Rancourt. Ce qui devient envahissant, c’est quand ça devient normal de contacter les gens à n’importe quelle heure. »
Lui-même éprouve de la difficulté à ignorer les requêtes qui lui sont envoyées par ses clients à toute heure du jour, afin de s’assurer de leur offrir un bon service.
Certaines politiques peuvent donc exclure en quelque sorte des membres de l’organisation. D’où l’importance de l’« adapter aux travailleuses et travailleurs qu’elle vise », réitère Sabrina Pellerin
La loi ontarienne en tient d’ailleurs compte, rappelle la doctorante en administration : « Il est possible d’avoir plus d’une politique sur la déconnexion selon les groupes d’employé.e.s, du moment où tous sont couverts. »
La flexibilité de part et d’autre est donc de mise.
Dans le papier « The Right to Disconnect », les coauteurs soulignent qu’en plus de s’assurer que tous les employés peuvent faire valoir leur droit, l’organisation doit s’intéresser à leur perception de ce qu’ils jugent équitable ou pas.
« Comme souvent dans les questions d’inclusivité, il faut réfléchir à ce qui est juste. Ce n’est pas nécessairement l’égalité stricte ; ce peut être des modalités d’application discutées en équipe et qui diffèrent selon les préférences individuelles et les besoins du service », ajoute Ariane Ollier-Malaterre.
L’employé a lui aussi sa part de responsabilité, rappelle Gilles Rancourt. « Quand on se met des limites, on contribue à diminuer l’ampleur de ce problème. »
Les politiques de déconnexion ne règlent pas tous les maux et ne sont pas une fin en soi, comme l’a démontré la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail dans
une étude publiée en 2023. Il bonifie néanmoins le bien-être des salariés. Les heures supplémentaires sont notamment plus souvent rémunérées ou compensées en vacances additionnelles dans les entreprises où ce droit est protégé que dans celles où il ne l’est pas.
« Je compare toujours le travailleur à un athlète de haut niveau. Certes, il va avoir des périodes d’entraînement intensif, où il devra sortir de sa zone de confort, mais il doit aussi avoir des moments de repos, de récupération, dit Laurie Michel. Si on ne se l’octroie pas, on risque de blesser et de ne plus performer. La déconnexion sert à cette récupération. »