Le hic de nombre de programmes de bien-être, c'est qu'ils s'adressent avant tout à l'individu, sans prendre en compte les enjeux profonds du mal-être ambiant. (Photo: Dane Wetton pour Unsplash)
Q. — «Soucieux de la santé de mes employés, je leur ai offert un programme de mieux-être qui me semblait super intéressant: des abonnements individuels à une application d’intelligence artificielle qui permet de faire de la pleine conscience. Résultat? Je n’en vois aucun. Toujours autant de journées de congé maladie, d’absentéisme et de faces moroses…» – Lewis
R. — Cher Lewis, il est vrai que les programmes de bien-être au travail sont en vogue depuis maintenant un bon bout de temps. Il y en a pour tous les goûts: programmes de remise en forme, cours de cuisine, distribution de paniers bio, programmes de «don» de vacances, facilitation de transport en commun, accès à la médecine virtuelle, etc. Et, en général, l’objectif est double pour l’employeur: améliorer l’expérience employé (plus grande satisfaction au travail, plus grande attractivité sur le marché de l’emploi, etc.) et diminuer ses coûts liés à la santé (absentéisme, assurances collectives, etc.).
La grande question, que vous soulevez fort à propos, est de savoir si ces programmes de bien-être fonctionnent, ou pas. Permettent-ils vraiment de rendre plus plaisant le quotidien au travail des employés? Permettent-ils également de réduire certains coûts de l’organisation? Bref, ont-ils la moindre efficacité, pour ne pas dire utilité?
Il se trouve que trois chercheuses ont récemment voulu en avoir le cœur net à ce sujet. Ashley Whillans, professeure de motivation à la Harvard Business School, s’est associé à Jazz Croft et Acacia Parks, respectivement agente principale de liaison scientifique et responsable scientifique d’Unmind, une application dédiée à la santé mentale des travailleurs, dans l’optique de remplir une mission bien précise: réaliser une méta-analyse des études scientifiques portant sur les programmes de bien-être au travail afin de voir si ceux-ci sont bel et bien efficaces, ou pas.
C’est qu’elles ont noté un fait curieux. Aux États-Unis, 85% des grandes entreprises proposent des programmes de bien-être au travail, mais les besoins en matière d’épuisement professionnel et de santé mentale auxquels ils sont censés répondre ne cessent d’augmenter dans la société américaine. Autrement dit, on peut raisonnablement s’interroger sur la pertinence des fortunes dépensées par les employeurs pour procurer du mieux-être à leurs employés: «D’ici 2026, les dépenses mondiales des entreprises en matière de bien-être devraient dépasser les 94,6 milliards de dollars américains», notent les trois chercheuses dans un article paru sur le site web de la Harvard Business Review (HBR).
Après analyse, Ashley Whillans, Jazz Croft et Acacia Parks ont identifié cinq raisons principales pour lesquelles ces programmes-là ne peuvent ne pas suffire, à eux seuls, à remédier à la détérioration continuelle du bien-être des employés.
1. Les programmes de bien-être négligent souvent les causes profondes
L’un des inconvénients majeurs de ces programmes est qu’ils sont, en général, axés sur l’individu. Ce faisant, ils ne peuvent résoudre les problèmes systémiques.
Par exemple, imaginez un employé qui a désespérément besoin d’aide pour gérer un stress excessif dû à une charge de travail exigeante. S’il utilise une application de pleine conscience payée par l’entreprise, ou s’il parle à un thérapeute en ligne, mais que son stress ne s’améliore pas (parce que sa charge de travail n’a pas changé), cela peut le faire se sentir désespéré plutôt que soutenu.
Résultat? «La santé mentale de l’employé peut se détériorer davantage que si l’entreprise n’avait pas lancé une initiative en matière de bien-être», estiment les trois chercheuses.
2. Ils peuvent être perçus comme hypocrites
Dans une étude, il a été demandé à des travailleurs si leur organisation les encourageait vraiment à prendre davantage soin d’eux-mêmes. Ceux qui ont répondu par l’affirmative ont été interrogés plus en profondeur, et il en est ressorti un malaise quasiment généralisé: la plupart des travailleurs ressentaient les «encouragements» de leur organisation à prendre leur santé plus au sérieux comme un désengagement de la part de la haute direction et des gestionnaires à ce sujet. En gros, cela devenait le problème de chaque individu, et non pas celui de l’organisation. Et cela les frustrait (67%), les agaçait (65%), les rendait anxieux ou coupables (42%), ou encore les mettait sous pression (38%).
3. Ils ne sont pas vraiment utilisés
Selon les trois chercheuses, la plupart des solutions de santé mentale proposées sur le lieu de travail sont soit des programmes d’aide aux employés (PAE), qui offrent des conseils à court terme, soit un accès téléphonique à une ligne d’assistance ou des solutions technologiques préventives, comme les applications de pleine conscience. Le hic, c’est que ces solutions à faible contact ne sont pas engageantes. Par exemple, «dans le cas des PAE, les taux d’engagement avoisinent seulement les 5 à 10% depuis leur développement dans les années 1980», soulignent-elles.
Dans une enquête menée par le cabinet-conseil Deloitte auprès de 1274 travailleurs américains, 68% ont déclaré qu’ils n’utilisaient pas vraiment les ressources de bien-être proposées par leur organisation. Car, en général, l’accès à ces programmes prend «trop de temps» et est «déroutant» ou «fastidieux».
4. Ils ne sont pas suivis adéquatement par les employeurs
Peu nombreux sont les employeurs qui assurent un suivi efficient de leurs programmes de bien-être. Une étude de Wellable montre ainsi que seulement 1 employeur sur 4 collecte les commentaires des employés à propos des programmes en vigueur, mesure le succès de ceux-ci, ou encore s’assure de l’implication des gestionnaires dans leur mise en place.
«Sans indicateurs de résultats ou commentaires pertinents, les employeurs ne peuvent pas apporter de changements en vue d’améliorer les programmes offerts aux employés, ni montrer la valeur de leur investissement aux parties prenantes», notent les trois chercheuses.
5. Ils ne sont tout bonnement pas efficaces
Une étude de l’Université d’Oxford portant sur 46 336 travailleurs dans 233 organisations a comparé les employés qui participaient à un ou plusieurs programmes de bien-être à ceux qui ne participaient à aucun. Ces programmes étaient variés, portant notamment sur l’apprentissage de la résilience ou de la pleine conscience. Or, il apparaissait que la plupart des indicateurs subjectifs de bien-être des deux groupes de travailleurs étaient similaires.
Idem, une étude menée aux États-Unis auprès de quelque 30 000 travailleurs a mis au jour le fait que ceux qui suivaient un programme de bien-être affichaient une santé mentale «minimalement» supérieure à celle des autres travailleurs. Une autre étude semblable, portant elle sur 5 000 travailleurs américains, ne constatait aucune différence notable entre les uns et les autres.
Bref, les études abondent pour indiquer l’absence d’amélioration probante de la santé des travailleurs qui suivent un programme de bien-être par rapport à ceux qui n’en suivent pas.
On le voit bien, Lewis, à trop vouloir personnaliser les programmes de bien-être, les employeurs ont perdu de vue le fond du problème, à savoir que le mal prend racine dans le travail lui-même: cadence de travail trop élevée, charge de travail trop lourde, stress constant… C’est tout cela qui pourrit la vie des travailleurs, c’est à tout cela qu’il faudrait s’attaquer plutôt que d’envoyer le message à chaque employé qu’il ne tient qu’à lui, ou presque, d’aller mieux dans son quotidien au travail.
«Pour lutter véritablement contre les besoins croissants en matière de santé physique et psychique et atténuer les coûts liés au manque de bien-être, un changement systémique s’impose», concluent-elles. Trois pistes méritent d’être explorées à cet égard.
1. Oser un véritable changement organisationnel
Différents sondages ont mis au jour le fait qu’en général 1 travailleur sur 4 est disposé à sacrifier 15% de son salaire annuel pour pouvoir jouir de davantage de flexibilité dans son travail. C’est dire combien travailler de manière plus souple est aujourd’hui ressenti comme une nécessité pour leur bien-être par nombre de travailleurs. Cette flexibilité peut revenir, entre autres, au télétravail, au mode hybride, ou bien à l’horaire 9/10 (une journée de congé toutes les deux semaines, sans réduction de salaire).
2. Insuffler une véritable envie de changement
Selon un sondage de Deloitte mené auprès de 3150 hauts dirigeants d’entreprise, 72% d’entre eux pensent que les primes des gestionnaires devraient être liées aux indicateurs de bien-être des employés. Parce que cela ferait du bien-être une vraie priorité, au point d’inciter à trouver des solutions en commun. Parce que cela permettrait de ne pas recourir aux solutions faciles, et donc douteuses, comme fournir à tout le monde une application permettant de faire de la pleine conscience et de considérer que le dossier est ainsi clos.
3. Développer à l’interne un réseau de «champions du bien-être»
Une autre bonne idée peut consister à inviter des employés à agir comme volontaires bénévoles pour l’expérimentation de différentes mesures susceptibles d’améliorer le bien-être de tout un chacun. Par exemple, une équipe pilote pour l’horaire 9/10. Puis, ces employés-là feront part à la haute-direction des avantages et défauts de la formule ainsi que de pistes d’amélioration, si jamais on décidait de la généraliser à toute l’organisation. À noter que la tâche de ces «champions du bien-être» pourrait ne pas s’arrêter là, car ils pourraient de surcroît servir de point contact pour les autres employés, en cas de doutes et autres interrogations.
Voilà, Lewis. Vous semblez vraiment vouloir que les faces soient moins moroses au sein de votre organisation. Il vous faut donc aller plus loin que les applications de pleine conscience, et songer à effectuer un ou plusieurs changements organisationnels à même de procurer un mieux-être à tous et chacun. Oui, vous vous devez de penser le changement, et non plus de changer le pansement, comme disait, non sans raison, l’humoriste Francis Blanche.