À forcer d'en vouloir toujours plus, on s'épuise inévitablement... (Photo: Carl Heyerdahl pour Unsplash)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «La période des évaluations annuelles des employés approche à grands pas. Et je m’interroge, une fois de plus, quant à leur utilité réelle: n’y aurait-il pas moyen d’aller au-delà de l’évaluation de la performance individuelle? De tenir compte d’autres critères comme, disons, le sentiment d’épanouissement dans son quotidien au travail?» – June
R. – Chère June, vous avez bien raison de vous interroger concernant notre adoration collective de la performance au travail. Notre dogme est clair: «Chacun de nous se doit d’être performant. Notre équipe se doit d’être performante. Notre organisation en entier se doit d’être performante. Notre pays même se doit d’être performant.» Et personne n’oserait remettre cela en question, n’est-ce pas?
Sauf que notre culte de la performance, que nous intégrons sans broncher dès les bancs d’école, ne nous apporte pas le paradis promis. Loin de là.
Prenons un exemple très simple. L’école, justement. Son objectif, c’est de préparer les élèves à obtenir de bons résultats. À court terme, les professeurs mettent en place différentes stratégies et méthodes pédagogiques pour que les élèves obtiennent de bons résultats lors d’un devoir, d’un projet ou d’un examen. À long terme, ils se plient en quatre pour que les élèves obtiennent un diplôme en lien avec leurs compétences particulières, si bien que ceux-ci puissent exercer un métier avec succès, pour le plus grand profit de l’organisation pour laquelle ils travaillent, et même pour l’ensemble de la société.
Fort bien, mais il y a un problème. Un gros problème. Cette course sans fin après la performance la plus élevée possible a un prix. Pour chaque élève, ou presque. Une étude (Duffy et al., 2019) portant sur trois quarts de million d’étudiants du monde entier a révélé, entre autres, que plus de la moitié d’entre eux souffrent d’une «anxiété excessive» telle que presque tous avouent avoir de la «difficulté à fonctionner». Ni plus ni moins.
Nous sommes donc confrontés à une crise grave (Bruffaerts et al., 2018; Hunt & Eisenberg, 2010) due à notre culte de la performance, pour ne pas dire une pandémie de «perfomarexie» (petit néologisme que je me permets pour évoquer notre appétit démesuré, voire dangereux, pour la performance).
Jacques Forest est professeur à l’ESG UQÀM. Dans un billet publié sur LinkedIn, il parle avec éloquence de sa récente découverte de notre mortifère fascination pour la performance. «Durant toutes mes études (du baccalauréat au postdoctorat), le message implicite des études et enquêtes était que la « performance » était le critère ultime, note-t-il. J’ai longtemps adhéré à cette idée, la trouvant normale et « logique ».»
Mais voilà qu’au fil de ses lectures scientifiques sur la performance au travail, une idée s’est mise à lui trotter dans la tête: «Un nombre croissant d’études m’a amené à réfléchir sur le concept même de performance, à « brasser les cartes » de mes croyances», indique-t-il. Une étude, en particulier, lui a ouvert les yeux: «Well-Being: The ultimate criterion for organizational sciences» (2023), pilotée par Louis Tay, professeur de psychologie à l’Université Purdue de West Lafayette (États-Unis). Regardons ensemble de quoi il s’agit, car je suis sûr que ça vous intéressera, June.
«Pendant trop longtemps, la science organisationnelle a implicitement ou explicitement reconnu la performance au travail comme le critère ultime (ou le résultat final de la performance organisationnelle), disent les auteurs en guise d’introduction. Nous proposons de considérer un autre critère ultime, plus large et plus proche de réalité du quotidien au travail, à savoir celui du bien-être, ou, si l’on préfère, du « fonctionnement optimal ».»
L’étude analyse ensuite les liens potentiels entre «performance» et «bien-être», et en arrive à une conclusion ouverte fort intéressante:
– Le bien-être peut découler de la performance.
– Le bien-être peut aussi accompagner la performance, en ce sens qu’il survient au même moment que la performance a lieu.
– Le bien-être peut également être distinct de la performance et surclasser celle-ci, si bien qu’il est préférable de chercher le bien-être plutôt que la performance.
Par conséquent, on a a priori tout à gagner à se donner comme objectif individuel et collectif la poursuite du bien-être au travail. Car l’atteinte de cet objectif ultime ne peut se faire sans une belle performance.
Louis Tay et son équipe préconisent ainsi de viser à la fois le bien-être de l’organisation et celui des travailleurs.
Selon eux, le bien-être organisationnel comprend, entre autres:
– Une culture organisationnelle positive: valeurs, attentes, normes, pratiques managériales, etc.
– Une ambiance de travail positive: sécurité psychologique, santé mentale, ÉDI (Équité, Diversité, Inclusion), etc.
– Un leadership positif: gestionnaires qui agissent comme des coachs, non pas comme des “petits boss”, etc.
Quant au bien-être des travailleurs, il implique notamment:
– Le besoin d’autonomie: avoir la possibilité d’effectuer ses tâches à sa guise, ou presque.
– Le besoin de compétence: avoir la possibilité d’exprimer et de développer ses talents propres.
– Le besoin d’appartenance sociale: sentir que l’on apporte une contribution positive à l’équipe, voire à toute l’organisation.
«Il s’agit tout bonnement d’être en mesure de mener une vie professionnelle épanouie», résume l’étude.
Voilà, June, qui rejoint votre idée, soit l’élargissement des traditionnelles évaluations annuelles à d’autres critères, comme celui que vous évoquez (le sentiment d’épanouissement dans son quotidien au travail)!
Bref, tout ça pour vous dire que vous avez bel et bien raison de vous sentir un peu frustrée par les évaluations annuelles telles qu’elles sont aujourd’hui effectuées, dans la majorité des cas. Elles ratent le coche pour une raison toute bête: elles sont axées sur la performance alors qu’elles devraient plutôt l’être sur le bien-être.
Maintenant, que faire pour changer les choses? Un travail d’éducation, je pense, même si celui s’annonce de longue haleine. Invitez votre gestionnaire immédiat ainsi que le ou les responsables des ressources humaines de votre organisation à lire cette chronique, et à prendre le temps d’y réfléchir avec soin. Puis, à compléter leur réflexion avec d’autres lectures sur le sujet, à commencer par les travaux de Jacques Forest. Qui sait? Peut-être que cela les amènera à évoluer…
En passant, le champion de soccer français Zinédine Zidane a dit dans une entrevue accordée au Figaro: «Les performances individuelles, ce n’est pas le plus important. On gagne, et on perd, en équipe.»