Deux éminents chercheurs ont confronté leurs résultats divergents pour apporter une réponse à l'éternelle interrogation: «Si j’accepte une promotion et empoche un meilleur salaire, est-ce que je vais être vraiment plus heureuse?» (Photo: Mathieu Stern pour Unsplash)
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Q. – «On dit tout et son contraire concernant l’argent et le bonheur. Mais moi, j’aimerais savoir ce qu’il en est, une bonne fois pour toutes: si j’accepte une promotion et empoche un meilleur salaire, est-ce que je vais être vraiment plus heureuse?» – Patricia
R. – Chère Patricia, il se trouve que la recherche scientifique a récemment effectué un grand pas dans la résolution de ce problème qui semble éternel. Et je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous l’histoire de ce grand pas ainsi que, bien entendu, ce qu’il en résulte. Regardons ça ensemble.
En 2010, le psychologue et économiste Daniel Kahneman, «prix Nobel» d’économie en 2002, et l’économiste Angus Deaton, «prix Nobel» d’économie en 2015, ont uni leurs efforts pour savoir si gagner plus d’argent rendait plus heureux. Leur conclusion, dans une étude qui fait autorité depuis de longues années: oui, gagner plus augmente le bonheur, mais une fois qu’on arrive à un salaire annuel de 90 000 dollars américains (122 000 dollars), notre bonheur plafonne. On n’est dès lors pas vraiment plus heureux dans la vie si on gagne 150 000 dollars, 200 000 dollars ou 250 000 dollars.
Tout le monde, ou presque, a alors considéré qu’il existait un plafond salarial au bonheur, à savoir la barre symbolique de 122 000 dollars.
Mais voilà qu’en 2021 un autre scientifique a tenu à vérifier si ce plafond tenait toujours, ou pas. Matthew Killingsworth, chercheur principal à la Wharton School, a ainsi mis au jour le fait qu’en vérité il n’existait pas de plafond salarial: c’est bien simple, plus on gagne d’argent, plus on est heureux; et ce, peu importe le niveau salarial.
Qui a raison? Qui a tort? Les deux «prix Nobel» ou bien le «petit» chercheur de Wharton? Eh bien, c’est justement là que l’histoire devient fascinante!
Imaginez-vous, Patricia, que Daniel Kahneman et Matthew Killingsworth sont entrés en contact pour en jaser et ont convenu de travailler ensemble sur une toute nouvelle étude afin de tirer tout ça au clair. En 2022, l’un a analysé le travail de l’autre, et réciproquement. Puis, ils ont combiné leurs trouvailles pour savoir, une bonne fois pour toutes, ce qu’il en était du lien éventuel entre argent et bonheur. Le tout, en faisant appel à une intermédiaire neutre, Barbara Mellers, professeure de psychologie à l’Université de Pennsylvanie, dans le cas hypothétique où une chicane aurait pogné entre les deux chercheurs.
Résultat? Tenez-vous bien, chacun a découvert des «erreurs» dans l’étude de l’autre!
– L’erreur de Kahneman et Deaton consistait dans le fait qu’ils s’étaient surtout intéressés, en fait, à un échantillon de gens très particuliers, à savoir les «15% de personnes les moins heureuses dans la vie». Pour ces personnes-là, gagner plus d’argent fait du bien, mais arrive un moment où l’argent ne fait plus vraiment de différence, ou plutôt un moment où l’argent n’est plus leur vrai problème, mais tout autre chose (par exemple, la vie sentimentale, le lien avec les proches, etc.).
Autrement dit, il y aurait bel et bien un plafond, mais pour les gens qui ne sont pas franchement heureux dans la vie. Le mystère demeure pour les autres.
– L’erreur de Killingsworth consistait, elle, dans le fait qu’il a considéré les gens comme une entité globale si bien que, globalement, une augmentation des revenus entraîne une augmentation du bonheur. Mais cette vision globale ne correspond pas à la réalité. Par exemple, il semble logique de dire que le rapport à l’argent n’est pas le même quand on fait partie des 10% des personnes les plus riches de la population considérée ou quand on fait partie des 10% des moins riches. Ça change tout, car on imagine bien qu’une hausse de revenus de 5% fait une vraie différence pour quelqu’un de pauvre alors que pour quelqu’un de riche, ça ne fait pas palpiter son cœur plus que ça.
Au vu de toutes ces erreurs, les deux chercheurs les ont corrigées d’un commun accord, en considérant cette fois-ci l’ensemble de la population, découpée en strates en fonction de leur niveau de bonheur dans la vie avant que ne survienne un gain financier conséquent.
Le résultat tient en une image:
Source: «Income ans emotional well-being: A conflict resolved»; Killingsworth, Kahneman, Mellers. (courtoisie)
Que signifie-t-elle? C’est simple:
– Pour les 15% des gens les moins heureux dans la vie, il y a un plafond à 100 000 dollars américains (135 000 dollars) à partir duquel gagner davantage d’argent ne leur procure pas vraiment plus de bonheur.
– Pour les gens peu ou moyennement heureux dans la vie (les 30% et les 50% les moins heureux), gagner davantage les rend toujours heureux. Et ce, quel que soit leur niveau de revenus annuels, qu’ils empochent 30 000 dollars ou 240 000 dollars par an. La progression est linéaire à mesure que le niveau salarial s’accroît.
– Pour les gens heureux ou très heureux dans la vie (les 30% et les 25% les plus heureux), gagner davantage d’argent accroît toujours leur bonheur. Mieux, plus leurs revenus sont élevés, plus cela décuple leur bonheur, à partir du moment où l’on dépasse la barre symbolique de 100 000 dollars américains (135 000 dollars)!
Bref, tout dépend de votre niveau de bonheur dans la vie au moment où vous empochez davantage d’argent.
Si vous n’êtes pas franchement heureux, ça ne changera pas grand-chose à votre joie de vivre, à moins que vous ne gagniez moins de 135 000 dollars par an.
Si vous êtes raisonnablement heureux, cela vous fera toujours plaisir d’avoir plus d’argent.
Et si vous baignez dans le bonheur au quotidien, gagner plus vous rendra encore plus heureux, surtout si vos revenus annuels dépassent les 135 000 dollars.
Voilà, Patricia. Je ne sais pas dans quelle mesure vous vous sentez heureuse dans la vie, c’est à vous de voir pour identifier la strate à laquelle vous appartenez. Cela vous permettra ensuite d’estimer si le gain financier potentiel que pourrait entraîner la promotion dont vous parlez est susceptible de vous procurer vraiment davantage de bonheur, ou pas.
En passant, le dramaturge grec Sophocle disait: «Est heureux celui qui sait qu’il est heureux».