Curieusement, la technologie se révèle souvent néfaste à notre productivité. (Photo: Tyler Franta pour Unsplash)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «J’ai la furieuse impression de passer mon temps à répondre à des courriels inutiles, à participer à des réunions dont il ne ressort rien de concret, ou bien à accomplir des tâches dont je ne comprends pas la finalité. Tout réuni, je dirais que ça représente en moyenne 12 heures de travail “perdues” par semaine! Y a-t-il un truc qui m’aiderait à me sentir plus utile?» – Élodie
R. – Chère Élodie, je peux vous confier que vous n’êtes pas la seule à vous sentir partiellement «inutile» au travail. À tout le moins, à déplorer le fait que vous ne parvenez pas à être aussi efficace que vous aimeriez l’être. Nous sommes même confrontés à une véritable pandémie d’inefficacité.
J’en veux pour preuve la décision de Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, qui a décrété en février que 2023 serait «l’année de l’efficacité» pour son entreprise: la priorité absolue va être de gagner en productivité à tous les niveaux, aussi bien à l’échelle collective qu’à l’échelle individuelle. Autrement dit, différentes initiatives sont prises en ce moment même pour simplifier et améliorer le travail des employés et des équipes. Et je vous fais la promesse de suivre ça de près pour vous en rendre compte à la fin de l’année, si ce n’est au début de 2024.
J’en veux également pour preuve un récent sondage mené aux États-Unis par Visier, une firme de logiciels de gestion des ressources humaines, qui a mis au jour plusieurs données renversantes à ce sujet:
– 43% des employés avouent consacrer en moyenne «plus de 10 heures par semaine» à des tâches dont le seul but est de laisser croire aux autres qu’ils sont productifs, soit des tâches dites «ostentatoires».
– 22% des employés reconnaissent dédier en moyenne «plus de 20 heures par semaine» à des tâches ostentatoires.
Que sont les tâches ostentatoires, au juste? Celles qui ne servent à rien de précis, mais qui donnent l’illusion d’être cruciales à celui qui n’y regarde pas de trop près. Elles reviennent, par exemple, à se précipiter de répondre au courriel du boss ou d’un collègue pour montrer qu’on est rapide sur la gâchette, et ce même si cela nous interrompt dans une tâche importante ou si d’autres courriels devraient être traités de toute urgence. Autre exemple: participer à une réunion alors qu’on sait très bien qu’on n’a rien à y apporter d’utile, mais qui permettra de montrer aux autres qu’on est là où les choses importantes sont décidées. Ou encore, faire des recherches supplémentaires et superflues pour «gonfler» un dossier qu’on doit rendre, histoire de faire croire aux autres qu’on a travaillé dessus comme un fou, voire qu’on est un expert en la matière.
Je le souligne, les tâches ostentatoires sont devenues un véritable fléau. Un dernier élément me permettra de vous en convaincre, Élodie. La plateforme de commerce en ligne Shopify a analysé en profondeur la teneur et les résultats de l’ensemble des réunions tenues l’an dernier par ses quelque 11 600 employés. Et en janvier, la haute direction a supprimé 12.000 de ces réunions, en expliquant aux personnes concernées pourquoi il n’était plus utile de les tenir. À la clé, un total global de 322 000 heures de travail «sauvées» par an!
Bon. Maintenant, comment gagner en efficacité dans votre quotidien au travail? Et ce, sachant que vous n’êtes pas maître des courriels que vous recevez et auxquels il vous faut impérativement répondre, pas plus que des réunions auxquelles il vous faut participer, même si vous avez conscience que votre présence n’est pas franchement nécessaire.
Il y a bel et bien une solution. Elle se dénomme la lutte consciente contre… la contre-productivité!
Le philosophe Ivan Illich a désigné sous le terme de «contre-productivité» le fait que de nombreux outils technologiques économisent à première vue du temps et de l’argent, mais qu’en vérité cette économie n’est que de la poudre aux yeux.
Prenons l’exemple du courriel. En soi, c’est une invention géniale: le message est vite rédigé, vite envoyé, vite archivé au besoin, le tout gratuitement. Impossible de nous en passer au travail, n’est-ce pas? Mais voilà, c’est oublier l’envers du décor: les pourriels continuels qui nécessitent des filtres sans cesse renouvelés; le flux incessant de courriels qu’il faut tout de même lire, même si l’on sait d’avance qu’ils ne nous seront pas utiles; le système d’archivage qui déborde de toutes parts; etc. Au final, les courriels grugent une grande partie de notre temps. Et bien souvent, en pure perte!
Un dernier point: les courriels sont-ils si «gratuits» que ça? Eh bien non. Pensez simplement au cellulaire que vous trimballez partout avec vous, à l’abonnement mensuel qu’il vous faut régler, aux applications payantes dont vous vous servez, etc. La facture est astronomique!
Prenons un autre exemple: les présentations PowerPoint. Combien de temps passé à les enjoliver de couleurs pétantes, de polices improbables, ou encore d’animations censées être rigolotes? Et combien de ronflements plus ou moins discrets ont-ils l’habitude de déclencher peu après que les lumières de la salle de réunion ont été tamisées? Ce type de logiciel est censé faire gagner en productivité, mais chacun de nous sait fort bien qu’il n’en est rien…
Lutter contre la contre-productivité revient, par conséquent, à suivre une règle de vie très simple, prônée par l’entrepreneur suisse Rolf Dobelli dans son livre «Die Kunst des guten Lebens» (L’art du bien-vivre, en français): passe-toi du superflu.
«Les outils technologiques, qui ont toujours l’air si prometteurs, se révèlent souvent contre-productifs pour notre qualité de vie. D’où l’intérêt de se passer du superflu en matière d’outils technologiques. Et donc, avant de vous précipiter sur le prochain gadget (application, logiciel, tablette numérique, écouteurs sans-fil, etc.), allumez plutôt votre cerveau!», note-t-il.
Qu’est-ce à dire? Qu’il convient de prendre conscience que la technologie n’est pas toujours votre amie au travail. Et ensuite qu’il vous faut prendre pour habitude au travail de limiter votre recours à la technologie, autant que faire se peut:
– Vous devez faire passer un message à une collègue? Ne lui envoyez pas de courriel pour ça, levez-vous de votre bureau et prenez deux minutes pour aller lui parler en personne. Ce temps-là ne sera jamais perdu, bien au contraire, il vous permettra de renforcer le lien que vous avez avec cette personne.
– Vous devez présenter les faits saillants d’un dossier? Oubliez le PowerPoint. Retenez par cœur les trois faits saillants principaux, en concoctant pour chacun d’eux une mini explication tenant en une ou deux phrases marquantes. Toute l’attention sera alors sur vous, et vos phrases ne manqueront pas de frapper les esprits.
– Vous devez participer à une visio avec des collègues? Prévenez qu’à ce moment-là vous serez au bureau et qu’il serait plus simple de se voir en présence. Et si jamais la visio concerne un partenaire d’affaires ou un client, proposez de vous voir en personne, au prétexte que la communication passe toujours mieux ainsi.
Ce n’est pas tout. Prenez aussi l’habitude de mettre à distance la technologie. Par exemple, Élodie, vous me dites que vous croulez sous les courriels, et qu’il vous faut y répondre. Continuez d’y répondre puisque vous n’avez pas le choix, mais ne le faites que 5 minutes toutes les heures, ou mieux, une fois en matinée et une autre fois en après-midi. Bien entendu, supprimez les notifications, qui sont source de distractions. Vous aurez ainsi l’esprit libéré des courriels, ce qui vous permettra de vous concentrer sur les tâches pertinentes.
Idem, vous me dites que vous devez participer à des réunions où vous n’avez rien à faire. Regardez votre agenda et identifiez une réunion récurrente dont vous vous passeriez volontiers. Puis, allez en parler à la personne qui l’organise, en lui expliquant combien il serait bénéfique pour vous de consacrer une heure de votre temps à autre chose. Vous devriez aisément arriver à un terrain d’entente. Puis, renouvelez l’opération avec une autre réunion récurrente. Et ainsi de suite.
Bref, Élodie, la contre-productivité est en grande partie responsable de votre sentiment d’inutilité au travail. Adoptez le mot d’ordre de Rolf Dobelli – passe-toi du superflu – et vous verrez votre quotidien au travail se simplifier de lui-même, et donc devenir de plus en plus intéressant à vos yeux. Comme par magie, vous aurez alors la sensation de faire vraiment œuvre utile. Pour votre plus grand bien et pour celui de ceux qui vous entourent.
En passant, le philosophe français Montesquieu a noté dans ses «Cahiers»: «Ce qui n’est point utile à l’essaim n’est point utile à l’abeille».