C'est que le coquelicot a la fâcheuse habitude de toujours fleurir au-dessus de la végétation environnante... (Photo: Lucas van Oort pour Unsplash)
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Q. – «J’ai une belle carrière, car j’accumule les succès. Mais voilà, j’ai la nette impression que cela énerve les autres plus que ça ne les réjouit, au point même que certains médisent dans mon dos. Je me demande si ce n’est pas surtout en raison du fait que je suis une femme…» – Mylène
R. — Chère Mylène, j’ai une question pour vous: avez-vous déjà entendu parler du syndrome du grand coquelicot (SGC)? J’imagine que non, alors laissez-moi vous l’expliciter, ça devrait vous intéresser…
Le SGC survient lorsque quelqu’un est envié, critiqué et mal aimé en raison de son succès, dans la vie privée comme au travail. A priori, on pourrait se dire que ce phénomène peut toucher n’importe qui, mais en vérité les femmes semblent les plus concernées. Une étude menée au Canada en 2018 par Rumeet Billan, aujourd’hui PDG de Women of Influence+, a mis au jour le fait que 87% des travailleuses ont l’impression qu’on sape leurs réalisations professionnelles, et que 81% d’entre elles disent avoir déjà été victimes d’hostilité et de sanctions en raison de leur réussite. Autrement dit, sortir du lot se paie cher lorsqu’on est une femme.
L’image du grand coquelicot vient justement de là. Cette fleur est connue pour avoir une tige toujours plus haute que la végétation environnante, si bien qu’elle pâtit du réflexe de nombre de jardiniers qui est d’égaliser la hauteur des plantes: la tige est coupée, et sa belle fleur rouge tombe au sol.
Mine de rien, nous avons, semble-t-il, tous ce réflexe-là: dès que quelque chose sort de la norme, nous nous en offusquons, et si nous le pouvions, nous couperions cette «fleur» plus haute que les autres. Ce que certains font au travail, indirectement, à coup de médisances, d’obstructions et de sabotages. Et ce, pour mille et une mauvaises raisons: jalousie, complexe d’infériorité, sentiment d’insécurité, mépris, etc.
Le principe est simple. Si les gens sont dans la norme, ils obtiennent de la reconnaissance sociale. En revanche, s’ils en sortent, ils subissent le réflexe du groupe qui est de ramener la brebis égarée dans le troupeau, pour son bien comme pour celui du groupe. C’est là le mécanisme classique du conformisme social.
À ce sujet, un point mérite d’être souligné: l’étude de Rumeet Billan indique que ceux qui ont le plus tendance à agir en «chien de berger» à l’égard des «brebis égarées», ce sont… les femmes. Oui, ce sont d’autres femmes qui, la plupart du temps, se mettent à critiquer et à pointer les collègues féminines qui connaissent, selon elles, «trop de réussite».
Maintenant, la question qui se pose, c’est de savoir s’il y a moyen de lutter contre le syndrome du grand coquelicot. Deux voies méritent d’être explorées à cet égard. L’une consiste à agir sur le groupe, et l’autre, sur soi-même.
On l’a vu, le groupe a le réflexe de rejeter ce qui se distingue de lui. Ce rejet s’exprime par des piques sournoises ou des comportements blessants de certains à l’encontre de la femme qui vole de succès en succès. D’où l’idée d’amener le groupe à faire preuve de davantage de tolérance face à la différence, à se montrer davantage bienveillant les uns envers les autres.
Comment, au juste? Par exemple, le leader peut renforcer le sentiment de sécurité psychologique de l’équipe, en donnant la priorité à la performance collective par rapport à la performance individuelle, en faisant de chaque bévue une occasion d’apprendre, ou encore en pratiquant l’assertivité. Autre exemple: le leader peut multiplier les occasions informelles de célébrer la singularité de chacun, en organisant un potluck où chacun fait déguster une spécialité culinaire de sa région ou de son pays, ou bien en proposant un 5@7 thématique où chacun fait découvrir aux autres son passe-temps préféré.
Cela visera à agrandir l’ouverture d’esprit de chacun, à aider tout le monde à saisir que la différence n’est pas un danger, mais plutôt une richesse. Et donc, à mieux accueillir le succès lorsqu’il couronne l’un des membres de l’équipe.
Ce n’est pas tout, Mylène. Il convient également de travailler sur vous-même afin que les autres ne vous prennent pas systématiquement en grippe en raison de vos succès. C’est du moins ce qu’estime Rumeet Billan: «Il est important de réfléchir à la validation que nous recherchons sans cesse, à la valeur que nous accordons à l’opinion que les autres ont de nous, écrit-elle dans un article en marge de son étude. Me concernant, je ne cherche plus à être félicitée, ni même à être reconnue par mes pairs, car je sais que cela déclenche des réflexes de rejet.» Comme quoi, l’humilité est une vertu on ne peut plus précieuse, de nos jours.
Voilà. Le syndrome du grand coquelicot est bel et bien une réalité pour la plupart des femmes qui rencontrent le succès au travail. Il se traduit par des bâtons dans les roues ainsi que par une pression aussi sournoise que constante à rentrer dans le moule. Bref, il peut transformer la vie professionnelle en véritable enfer. À moins, bien entendu, que chacun apprenne à vivre avec le succès d’autrui, c’est-à-dire à ne plus agir en «coupeur de coquelicot», mais en bienveillant jardinier.
En passant, l’écrivaine Germaine de Staël a dit dans De l’Allemagne: «L’intelligence se trouve dans la capacité à reconnaître les similitudes parmi différentes choses, et les différences entre des choses similaires.»