GPT4 est-elle plus créative que le meilleur des créatifs?
Olivier Schmouker|Mis à jour le 13 juin 2024Tous les métiers de la créativité sont aujourd'hui en danger, même si nous n'en avons pas encore conscience, montre une étude. (Photo: Miguelangel Miquelena pour Unsplash)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «Je travaille dans le milieu de la publicité. On nous demande d’expérimenter des intelligences artificielles (IA) telles que GPT4, et je réalise que le résultat est souvent pas mal bluffant. Maintenant, je me demande si les métiers de la créativité ne sont pas en danger…» – Rémi
R. – Cher Rémi, vous mettez là le doigt sur une interrogation existentielle qui se pose à présent à un nombre grandissant de travailleurs. On leur a dit de manière récurrente que l’intelligence artificielle (IA) allait leur permettre de décupler leur productivité, mais en vérité, ils voient carrément se profiler à l’horizon une série de vagues de licenciements massifs, à l’image de ce qui se produit aujourd’hui dans les milieux de la tech et des jeux vidéo. Le point qui vous intéresse, c’est de savoir si votre métier de publicitaire, et de manière plus générale ceux de la créativité (rédacteur, décorateur d’intérieur, architecte paysagiste, illustrateur, modeleur numérique, designer industriel, etc.), sont d’ores et déjà concernés par ce péril, ou pas.
Pour commencer, un bref état des lieux. Noah Castelo est professeur de marketing, d’économie des affaires et de droit à l’Université de l’Alberta, à Edmonton. Il s’est associé à trois autres chercheurs: Zsolt Katona, professeur de marketing à l’école de commerce Haas de l’Université de Californie à Berkeley, assisté de sa doctorante Peiyao Li, ainsi que Miklos Sarvary, professeur de marketing à la Columbia Business School, à New York. Ensemble, il ont effectué un petit sondage auprès de 200 gestionnaires nord-américains évoluant dans un métier créatif visant à évaluer leur perception des avancées de l’IA en matière de créativité. Le résultat est fort intéressant, me semble-t-il:
– 103 des gestionnaires interrogés ont dit «non» à la question suivante: «Pensez-vous qu’aujourd’hui l’IA peut être aussi créative que les êtres humains qui travaillent dans des domaines créatifs, comme la conception de produits ou la publicité?»
– 72 d’entre eux ont dit «oui».
– Et 25 ont dit qu’ils n’en savaient rien.
Autrement dit, le scepticisme prédomine quant à la capacité de l’IA à faire preuve de créativité. De fait, chacun de nous s’est déjà fait dire par un «expert» de l’IA que l’intelligence artificielle n’avait, en fait, rien d’intelligent, qu’elle ne faisait que brasser une quantité phénoménale de données – quand celles-ci existent et sont accessibles – pour en dégager des faits saillants plus ou moins pertinents. Que les IA génératives comme GPT4 d’OpenAI ne comprenaient absolument rien aux textes qu’elles sont capables de rédiger en un clin d’œil, dans toutes sortes de langues. Qu’il ne s’agit dès lors que de calculs de probabilités selon lequel tel mot doit logiquement suivre tel autre mot pour former une phrase intelligible, et par suite un paragraphe, puis un texte entier qui se tienne de bout en bout. Que le résultat final est, certes, bluffant, comme vous l’indiquez Rémi, mais n’est rien d’autre qu’un immense bluff.
Voilà pourquoi rares sont les êtres humains à percevoir un réel danger provenant des IA quant à leur avenir professionnel. Car nous avons tendance à nous dire qu’il s’agit d’un chouette tour de magie, mais qu’une fois le truc éventé, il ne représente plus aucun intérêt à nos yeux: la toute première fois, nos cheveux se dressent lorsqu’on voit la pauvre assistante du magicien se faire découper vivante, enfermée dans une boîte, mais une fois le truc connu, on lâche un gros soupir ennuyé, c’est tout. Bref, on se dit, plus ou moins consciemment, que la mode de l’IA va finir par passer, que les employeurs vont bien finir par réaliser qu’il ne s’agit que d’une attrape, qu’ils ne pourront faire autrement que d’employer de véritables êtres humains s’ils veulent que leur entreprise perdure et croisse véritablement.
Le hic? C’est que nous nous trompons complètement en croyant cela! C’est ce qui ressort de la récente étude signée par Noah Castelo et son équipe de chercheurs. Regardons cela ensemble.
Dans une première expérience, les quatre chercheurs ont utilisé le site web Design Crowd pour organiser un concours de design invitant les concepteurs d’applications professionnels à soumettre leurs meilleures idées pour «une toute nouvelle application pour cellulaire qui pourrait aider les utilisateurs à se sentir moins seuls dans la vie». La meilleure soumission recevrait un paiement de 500 dollars américains. L’intitulé du concours était le suivant: «Veuillez suggérer une idée de nouvelle application qui pourrait aider à réduire la solitude. Toutes les idées sont les bienvenues et la créativité est encouragée! Veuillez décrire votre idée en 300 mots ou moins et inclure des informations sur les fonctionnalités potentielles que l’application pourrait avoir.»
Au final, 20 concepteurs professionnels ont soumis leur projet. Les quatre chercheurs ont ensuite soumis la même demande à GPT4, vingt fois de suite. Puis, ils ont demandé à 100 personnes volontaires, qui avaient au préalable déclaré qu’elles se sentaient souvent seules dans la vie, de noter deux soumissions distinctes (l’une provenait d’un être humain, l’autre de l’IA), en fonction de leur originalité, de leur innovation et de leur utilité, en utilisant une échelle de 1 à 5. Bien entendu, les participants à la notation ne savaient pas comment ni par qui les idées avaient été générées.
Résultat? Les idées générées par GPT4 ont systématiquement été jugées plus originales (médiane IA = 3,54 contre médiane être humain = 3,20), plus innovantes (3,78 contre 3,51) et plus utiles (4,04 contre 3,80) que celles émises par l’être humain.
En outre, les quatre chercheurs ont davantage creusé leurs données et ont ainsi mis au jour le fait que les performances supérieures de l’IA peuvent être attribuées non seulement à la créativité dans la forme (c’est-à-dire l’utilisation d’un langage à la fois plus inhabituel et plus pertinent), mais aussi à la créativité dans le fond (c’est-à-dire que les idées elles-mêmes sont plus créatives). Cela signifie tout bonnement que l’être humain est battu à plate couture, dans tous les champs de la créativité.
Tenez-vous bien, ce n’est pas tout. Les chercheurs sont allés encore plus loin, à l’aide d’une autre expérience. Ils ont demandé à GPT4 de réécrire des idées générées par des professionnels de la créativité, la mission de l’IA étant dès lors de booster l’aspect créatif de celles-ci. En l’occurrence, il s’agissait d’idées visant à créer de tout nouveaux produits industriels.
Le résultat, le voici sans fard: l’utilisation de GPT4 pour réécrire des idées de conception de nouveaux produits permet d’améliorer leur innovation perçue de 17%, leur originalité de 23% et leur créativité globale de 18%. Ce qui revient à dire que l’IA générative est également en mesure d’améliorer de manière significative la créativité des professionnels de la créativité. Et donc, qu’elle les surclasse tous, ou presque.
«Au moment présent, les êtres humains les plus créatifs sont sûrement encore plus performants que les IA génératives existantes, notent les chercheurs dans leur étude. Mais d’ores et déjà, leurs meilleures idées peuvent être bonifiées par l’utilisation de l’IA générative. Et à court ou moyen terme, on peut s’attendre à ce que même les meilleurs créatifs soient dépassés par l’IA générative.»
Bref, la messe est dite, Rémi. Si vous êtes un champion dans votre domaine, votre carrière est probablement sauve. Surtout si vous apprenez à vous servir de l’IA pour dynamiser votre performance au travail. Mais si vous n’êtes pas un champion, prenez conscience que, tôt ou tard, les employeurs vont finir par réaliser que les avantages de l’IA sont écrasants: outre le fait qu’elles sont d’ores et déjà plus créatives que vous, elles sont capables de livrer la marchandise en une fraction de seconde, elles peuvent travailler 24/7 sans jamais dormir ou partir en congé et, surtout, elles ne demandent aucune rémunération, et encore moins d’augmentation en raison de l’inflation. Oui, tout ça, elles le font «gratis»! Ce qui, reconnaissons-le, est de la musique aux oreilles de n’importe quel employeur…
Quand le déclic se produira-t-il auprès des employeurs? Les quatre chercheurs ont une petite idée à ce sujet: la donne devrait changer pour les travailleurs «le jour où, par exemple, les idées générées par l’IA surpasseront systématiquement celles des publicitaires humains en termes de taux de clics ou même de ventes (disons, dans le cas d’une publicité en ligne)». Et d’expliquer: «Cela fournirait la preuve irréfutable de la supériorité de l’IA sur l’être humain en ce qui a trait à la créativité en marketing», ajoutent-ils. Cette preuve, je ne doute pas qu’elle ne devrait pas tarder à venir…
Voilà, Rémi. Votre inquiétude existentielle est bel et bien fondée. Il y a péril en la demeure pour les métiers de la créativité. Seuls les champions dans leur domaine vont pouvoir tirer profit des avancées de l’IA, mais malheureusement pas les autres. Les innombrables autres, me dois-je de souligner.
Cela étant, je ne pense pas qu’il convienne de baisser les bras. Non, mieux vaut au contraire voir cela comme un défi à relever, individuellement comme collectivement. Individuellement, en nous penchant sans tarder sur l’IA et les meilleures façons de nous en servir dans notre quotidien au travail. Qui sait? Cela pourrait nous permettre, à vous comme à moi, de devenir des champions dans notre domaine, en affichant une productivité et une créativité défiant l’entendement. Et collectivement, en nous interrogeant au sein de nos organisations sur la pertinence, ou non, de se doter de l’IA: ces robots intelligents vont-ils enrichir ou plutôt nuire aux liens entre les travailleurs? Vont-ils intensifier ou plutôt rendre obsolète le travail des gestionnaires? Ou encore, vont-ils améliorer la performance des uns et des autres ou plutôt pousser chacun au burn-out?
En résumé, l’heure est grave, plus grave que ce qu’on imagine. Mais fort heureusement, il est encore temps de réagir et de s’adapter à la nouvelle donne qui ne va pas manquer de se produire sous peu. Ma suggestion, pour vous, Rémi, est on ne peut plus simple: intéressez-vous dès aujourd’hui à l’IA et ses capacités actuelles et futures, voyez comment vous pouvez concrètement en tirer parti dans votre quotidien au travail, profitez-en pour devenir un véritable champion, et le tour sera joué! Mieux, faites profiter de vos enseignements à ceux qui vous entourent, car cela pourrait vous permettre de devenir une organisation imbattable, saluée par la concurrence comme une agence d’une redoutable créativité!
En passant, le physicien de génie Stephen Hawking aimait à marteler que «l’intelligence, c’est tout bonnement la capacité de s’adapter au changement».