«Si nous connaissions les salaires des uns et des autres, il y aurait moins d'injustices, non?» (Photo: 123RF)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «Je ne sais pas combien gagnent mes collègues. Même chose pour mon boss Et pour notre PDG. Mais je me dis que si nous connaissions tous, de manière parfaitement transparente, les salaires des uns et des autres, ceux qui ont un gros salaire seraient tellement embarrassés qu’ils trouveraient un moyen pour que les écarts salariaux soient moins indécents. À tout le moins, pour que les hausses accordées chaque année soient mieux réparties. Est-ce que je me trompe?» – Mylan
R. — Cher Mylan, votre idée peut paraître logique, mais malheureusement elle ne colle pas à la réalité: la transparence des salaires n’empêche aucunement l’«injustice» salariale ; bien au contraire, elle peut même l’aggraver. Car entre alors en jeu un biais cognitif connu sous le nom d’effet Lake Wobegon.
Aux États-Unis, les grandes entreprises cotées en Bourse sont tenues de dévoiler une «estimation» de la rémunération de leur PDG. Elles sont donc astreintes à une certaine forme de transparence salariale. Or, une étude de la firme de données financières Equilar a montré en mai dernier que les salaires de ces PDG avaient connu une hausse de 17% en 2021, ce qui représentait un gain médian de 14,5 M$ US. Et cette progression a été quatre fois supérieure à celle de leurs employés (+4,4%).
L’écart salarial entre les PDG des entreprises cotées en Bourse et leurs employés ne cesse de s’agrandir, année après année. En 2021, un travailleur situé au milieu de l’échelle salariale devrait travailler 186 ans pour empocher autant que ce que son PDG a gagné cette année-là. Un an plus tôt, il aurait dû travailler 166 ans.
Ces données sont choquantes. D’autant plus que la situation va en s’aggravant d’année en année.
Comment se fait-il que les hauts dirigeants concernés n’en soient pas eux-mêmes choqués? Plus précisément que les membres des conseils d’administration — ce sont eux qui décident seuls de la rémunération du PDG — n’en soient pas indignés, au point d’imposer une politique salariale plus juste?
Comme je l’ai dit, c’est qu’entre en jeu un redoutable biais cognitif, l’effet Lake Wobegon.
Dans les années 1980, l’animateur de radio Garrison Keillor a créé un segment de l’émission «A Prairie Home Companion» diffusée à St Paul, dans le Minnesota, qui s’intitulait «News from Lake Wobegon». Il s’agissait de donner des nouvelles d’une bourgade fictive, Lake Wobegon, dont la particularité était que chaque habitant s’estimait «au-dessus de la moyenne». «Là, toutes les femmes sont fortes, tous les hommes sont beaux et tous les enfants sont au-dessus de la moyenne».
Ce segment d’émission est vite devenu populaire, les auditeurs s’amusant de la vanité des habitants de Lake Wobegon, une vanité, en vérité, si humaine… Ce qui a amené différents chercheurs a appelé «effet Lake Wobegon» le biais cognitif qui consiste à surestimer ses capacités par rapport à celles des autres.
Il semble que nous souffrions tous, ou presque, de cet effet. Un sondage mené en 1991 aux États-Unis auprès d’un million d’étudiants du secondaire a ainsi mis au jour le fait que seulement 2% d’entre eux estimaient que leur leadership était en dessous de la moyenne.
Les membres des conseils d’administration n’y échappent pas. L’effet Lake Wobegon les pousse à vouloir que leur PDG soit au-dessus de la moyenne des PDG. Sans quoi, croient-ils, cela enverrait comme message au marché que l’entreprise est «faible».
Le PDG de DuPont de Nemours l’a lui-même reconnu, dans les années 2000: «La principale raison pour laquelle la rémunération augmente chaque année est que la plupart des conseils d’administration veulent que leur PDG soit dans la moitié supérieure du groupe de ses pairs, car ils pensent que cela donne à l’entreprise une apparence de force».
Le dévoilement des rémunérations des PDG des grandes entreprises américaines fournit aux conseils d’administration une grille de comparaison. Et comme une rémunération élevée est inconsciemment associée à une grande compétence et à une belle performance, le réflexe est de gonfler le salaire des hauts dirigeants, histoire de montrer à tout le monde que l’entreprise est «compétente» et «performante». À tout le moins, qu’elle se situe «au-dessus de la moyenne». Eh oui, l’effet Lake Wobegon fonctionne dès lors à plein régime!
C’est inévitable, lorsqu’il y a transparence, il y a comparaison. C’est plus fort que nous. Comme notre ego n’accepte pas qu’on soit «moins» que les autres, moins riche, moins performant, moins compétent, etc., cela nous pousse à agir n’importe comment et dans le cas présent, à accroître démesurément les écarts salariaux entre le PDG et les employés afin d’être «plus» qu’autrui.
Bref, Mylan, votre idée d’appliquer une transparence parfaite en matière de rémunération me semble plus périlleuse qu’autre chose. Car chacun de nous est trop sensible à l’effet Lake Wobegon.