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Le «polytravail» n’est pas le Far West

Catherine Charron|Édition de la mi‑septembre 2023

Le «polytravail» n’est pas le Far West

Cumuler deux postes est permis par la loi. Un travailleur qui campe un autre rôle doit toutefois éviter tout conflit d’intérêts et toute compétition déloyale, et livrer la marchandise malgré ses nouvelles responsabilités. (Photo: 123RF)

Qu’on l’appelle polytravail, moonlighting ou overemployed, le fait de cumuler plusieurs emplois est un phénomène qui gagne du terrain au Québec. Bien que la loi permette de travailler à plusieurs endroits, les organisations peuvent néanmoins mettre en place des balises afin d’éviter que l’entreprise en souffre.

Tendance légèrement à la hausse au cours des cinq dernières années, le nombre de personnes au Québec ayant plus d’un boulot oscille, en 2023, entre 200 000 et 240 000, d’après des données non désaisonnalisées mensuelles de Statistique Canada.

Sans chiffres probants sous la main, Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA), observe que les préoccupations à l’égard de ce phénomène sont plus fréquentes chez les professionnels membres, bien qu’il ne date pas d’hier. « Il n’y a pas si longtemps, on n’en parlait pas, rapporte-t-elle. Là, on se demande davantage si c’est adéquat ou pas. »

 

Légal, mais…

Rappelons que cumuler deux postes est permis par la loi. « En général, l’employeur ne peut pas interdire à un de ses employés de travailler ailleurs, si c’est en dehors de ses heures rémunérées », souligne Manon Poirier.

D’après l’article 2088 du Code civil, la personne n’est même pas tenue d’avertir son patron de sa situation de double emploi, en vertu de son droit à la vie privée, ajoute Jean-Claude Turcotte, avocat du cabinet Loranger Marcoux.

Cependant, il est édicté qu’elle doive « exécuter son travail avec prudence et diligence, agir avec loyauté et honnêteté et ne pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’elle obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail ».

En d’autres termes, ça signifie qu’un travailleur qui campe un autre rôle doit éviter tout conflit d’intérêts et toute compétition déloyale, et livrer la marchandise malgré ses nouvelles responsabilités.

« Si tu as accès à de l’information stratégique ou sensible, tu dois en respecter la confidentialité, explique l’avocat spécialiste des normes du travail. Si tu es embauché à temps plein, occuper un second emploi pourrait compromettre cette obligation d’assurer la prestation de travail adéquate et diligente. »

Ainsi, pour pouvoir s’immiscer, un gestionnaire doit remarquer des conséquences sur la performance, que la personne manque ses échéanciers ou que des erreurs inhabituelles deviennent plus fréquentes, illustre la CRHA.

Si l’un de ces éléments est enfreint, l’employeur principal pourrait aller jusqu’à mettre à la porte le polytravailleur, voire le poursuivre en dommage pour vol de temps s’il peut démontrer que ce dernier travaillait pour une autre organisation sur ses heures payées.

« Ton employeur principal pense que tu travailles du lundi au vendredi de 8 h à 16 h, alors que dans les faits, dans tes périodes moins occupées, tu travailles pour un autre. C’est une cause sérieuse de congédiement, sans aucun doute », estime Jean-Claude Turcotte.

Ne constatant pas une hausse de litiges concernant le double emploi, l’avocat chez Loranger Marcoux remarque que les entreprises s’intéressent davantage aux contrats de travail d’employés clés.

Dans ces contrats, les entreprises peuvent ajouter des clauses d’exclusivité et de non-concurrence, et réitérer l’obligation de loyauté de leurs salariés.

 

Pente glissante

D’après Jean-Claude Turcotte, quatre éléments doivent être analysés afin de déterminer si un employeur peut s’interposer lorsqu’un salarié campe plusieurs postes : le niveau hiérarchique de la personne et les risques de conflit d’horaire, d’intérêts ou de loyauté.

Par exemple, on ne s’attend pas à ce qu’un employé à temps partiel soit aussi disponible que celui qui travaille à temps plein. Or, les autres critères comptent toujours.

« Si on a un technicien informatique qui travaille trois jours par semaine, c’est certain que s’il est embauché par un client ou par la compétition les jours restants, ça entre en conflit avec l’article 2088 », souligne-t-il.

 

Politique de double emploi

Un travailleur devrait jouer la carte de la transparence, d’après Jean-Claude Turcotte. Même s’il est bien intentionné, les occasions de conflits d’intérêts ou l’effet sur ses disponibilités pourraient passer sous son radar.

« Par exemple, si un employeur s’attend à ce que ses salariés restent à l’occasion pour faire des heures supplémentaires, mais qu’une personne qui a accepté l’entente de travail dit qu’elle ne peut pas à cause de son deuxième emploi, ça pourrait poser problème. »

Pour prévenir tout dérapage, une politique du double emploi, ce que les anglophones appellent communément le « moonlighting policy », peut être adoptée afin de clairement indiquer quelles sont les attentes de l’organisation à l’égard de ses salariés. 

Jean-Claude Turcotte n’en a encore jamais vu. Il est néanmoins d’avis qu’elles peuvent éviter toute ambiguïté.

Manon Poirier recommande à tout le moins un cadre de référence. Ce cadre peut toutefois être difficile à écrire, reconnaît-elle, puisqu’il dépend en partie du poste qu’occupe la personne, et de celui qu’elle compte ajouter à son horaire.

« On doit encourager les employés à venir nous en parler, non pas pour les empêcher, mais pour baliser, qu’on soit d’accord, qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêts. C’est bien plus désagréable d’apprendre par LinkedIn que ton employé travaille ailleurs. Ça évite ainsi les malaises. »

Un tel cadre facilite aussi les discussions lorsqu’une baisse de performance est remarquée. « On peut alors leur demander de prendre une décision, parce que de notre côté, ça ne fonctionne plus », illustre la dirigeante de l’ordre des CRHA.

 

 

 

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