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Leaders, et si vous osiez donner la parole aux employés?

Olivier Schmouker|Publié le 10 juin 2019

Leaders, et si vous osiez donner la parole aux employés?

Une suggestion qui ferait plus d'un heureux... (Photo: Austin Distel/Unsplash)

Supposons que quelque chose n’aille pas dans votre quotidien au travail. Oui, supposons. Comment réagissez-vous, en général, lorsque cela se produit ? En faites-vous part à votre boss pour trouver une solution ? Ou préférez-vous vous taire, de peur que votre récrimination soit mal comprise et finisse par vous nuire ? Et vous retrouvez-vous, dans ce cas-là, à maugréer au bureau toute la journée pour mieux hurler de rage à la maison, le soir venu?

La question saute aux yeux : comment se fait-il qu’au travail il soit si complexe de partager ses peines et ses misères avec les autres ? N’est-ce pas là une aberration, alors que chacun de nous sait fort bien que le meilleur moyen de résoudre un problème, c’est d’en parler tous ensemble?

Vous l’imaginez bien, cette épine managériale ne date pas d’aujourd’hui. Ni même d’hier. En 1970, l’économiste américain Albert Hirschman a signé un ouvrage détonnant, Exit, voice, and loyalty : Responses to decline in firms, organizations, and states, dans lequel il montrait que les individus avaient toujours trois choix lorsqu’ils étaient mécontents:

– Partir (Exit). Quelqu’un d’insatisfait peut faire le choix de partir ailleurs, histoire de voir si l’herbe y est plus verte. Ça peut être le consommateur qui change de marque de produit à la suite d’une hausse de prix de sa marque habituelle. Ou encore, l’employé qui, déçu par le manque de considération de son nouveau manager, change carrément d’employeur.

– Renoncer (Loyalty). La personne insatisfaite se résigne, et demeure loyale envers celui qui vient pourtant de le heurter.

– Protester (Voice). Elle peut encore exprimer son mécontentement et mettre ainsi au jour l’objet de son insatisfaction, avec le secret espoir que cela permette de changer les choses. Ce qu’elle peut faire à l’échelle individuelle ou à l’échelle collective (ex.: syndicat…).

Mine de rien, cet ouvrage a eu à l’époque un effet retentissant. En ce sens qu’il a permis aux économistes de mieux saisir ce qui faisait que des actions collectives (ex.: boycott, grève…) éclataient subitement, et d’autres, pas. Et en ce sens qu’il a permis aux chercheurs en management de mieux saisir l’importance vitale pour une organisation de libérer les échanges d’informations, que ces dernières soient agréables ou désagréables pour les leaders ; c’est qu’à force d’encaisser, les travailleurs finissent nécessairement, un beau jour, par péter leur coche, en se mettant en grève, en se faisant porter pâle, ou bien en prenant leurs jambes à leur cou.

Bien. Mais pourquoi vous parler aujourd’hui d’un ouvrage qui date d’une cinquantaine d’années, aussi génial soit-il ? Parce que je viens de tomber sur une perle à son sujet : imaginez-vous que trois chercheurs ont eu la brillante idée de vérifier sur le terrain ce qu’avait avancé Albert Hirschman dans son livre théorique. Eh oui, aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’y avait pas encore eu de véritable travail de vérification à son sujet, à tout le moins dans sa dimension managériale!

Or, il se trouve que la vérification expérimentale a permis de découvrir quelque chose d’aussi fondamental que crucial pour l’avenir de nos organisations, surtout en cette période de pénurie de main-d’œuvre. Si, si. Regardons ça ensemble…

L’étude en question est intitulée Expectations, wage hikes, and worker voice : Evidence from a field experiment. Elle est signée par trois professeurs d’économie : Achyuta Adhvaryu, de l’École de commerce Ross à Ann Arbor (États-Unis); Teresa Molina, de l’Université d’Hawaï à Manoa (États-Unis); et Anant Nyshadham, du Boston College à Chestnut Hill (États-Unis) .

Les chercheurs se sont intéressés à quelque 2 000 travailleurs oeuvrant dans une douzaine d’usines de confection établies à Bangalore, Maddur, Shimoga et Kanakapura, dans l’État indien du Karnataka. Ils leur ont demandé de remplir un questionnaire détaillé, peu de temps avant l’annonce gouvernementale de la révision annuelle du salaire minimum en vigueur au Karnataka. Il s’agissait pour chacun des participants d’indiquer ses prévisions en matière de hausse du salaire minimum – laquelle aurait automatiquement un impact sur leur propre rémunération, les ouvriers en usine de confection touchant de modestes salaires en Inde – ainsi que ses possibilités a priori de trouver du travail ailleurs.

Puis, d’autres questions leur ont été posées, une fois la révision annuelle du salaire minimum officiellement annoncée. Cette fois-ci, elles portaient sur:

– Leur feedback par rapport à leur quotidien (le travail demandé, le chef d’équipe, le salaire, l’ambiance de travail…) ;

– Leur opinion quant à différentes dimensions de leur quotidien au travail («Avez-vous la phobie de commettre une erreur ?», «Vous est-il difficile de demander de l’aide à vos collègues ?» et autres «Votre supérieur immédiat vous encourage-t-il à suivre des programmes de formation?»).

Avant de vous présenter les résultats de l’étude, il faut que je vous précise deux points, qui soulignent combien les participants à l’expérience étaient frustrés au moment de l’étude :

– La grande majorité des participants s’étaient trompés concernant la hausse du salaire minimum : ils s’attendaient à ce qu’elle soit d’environ 16%, alors qu’elle avait été nettement moindre (l’étude n’indique malheureusement pas le chiffre). Ce qui les avait grandement désappointés, vu que leur propre salaire allait, du coup, évoluer nettement moins que ce qu’ils avaient anticipé.

– La grande majorité des participants ont profité des questionnaires pour exprimer – anonymement, bien entendu – de vives critiques à l’égard de leurs conditions de travail. Celles-ci portaient surtout sur la faible rémunération, le déluge de sanctions en cas d’erreur et l’impossibilité de demander de l’aide à quiconque en cas de coup dur au travail.

Alors ? Qu’est-il ressorti de l’expérience ? Deux choses:

– Chute du risque de démission. Le simple fait que les employés aient eu l’occasion d’exprimer leur mécontentement a réduit de 20% la probabilité qu’ils quittent l’entreprise à la suite d’une hausse salariale jugée «décevante», voire «insatisfaisante». À noter que plus la frustration était grande, plus la baisse de la probabilité de démission était prononcée.

– Baisse du taux d’absentéisme. Le simple fait d’exprimer du mécontentement a également réduit «de manière significative» le taux d’absentéisme de l’entreprise.

Autrement dit, il suffit de donner la parole aux employés pour que les impacts de la frustration s’atténuent d’eux-mêmes. D’un seul coup, les gens songent moins à se faire porter pâle dans l’espoir de souffler un peu, et encore moins à filer chez le concurrent dans le secret espoir que le quotidien au travail y est meilleur.

Que retenir de tout cela ? Ceci, à mon avis:

> Qui entend booster le moral de ses employés se doit de libérer la parole au sein de son organisation. Il lui faut oser inviter chacun à exprimer ce qui lui pèse, ce qui gâche son quotidien, ce qui – parfois – lui pourrit carrément la vie au travail. Il doit avoir le cran de prendre le temps d’aider chacun à retirer les petits graviers de sa chaussure, ceux-là mêmes qui le font boîter et qui, mine de rien, l’empêchent d’être heureux et de donner allègrement son 110%. Car c’est ainsi qu’il pourrait faire preuve d’un véritable leadership : d’une part, en aidant chacun à aller mieux ; d’autre part, en recueillant de précieuses informations, lesquelles lui permettront d’ôter certains freins «invisibles» à la performance de l’équipe.

En passant, le tragédien grec Eschyle disait : «La parole apaise la colère».

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