Leaders, vous ne le saviez pas, mais vous êtes grossophobes!
Olivier Schmouker|Publié le 15 août 2023La discrimination que subissent les personnes en surpoids s'exprime au travail, entre autres, lors du recrutement. (Photo: AllGo pour Unsplash)
MAUDITE JOB! est la rubrique d’Olivier Schmouker qui répond à vos interrogations les plus croustillantes (et les plus pertinentes) sur le monde du travail et ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. — «Je suis ronde, et j’ai la furieuse impression que cela joue en ma défaveur au travail. Je suis convaincue que certains, sans le dire, me considèrent comme ayant, par exemple, moins d’énergie et moins d’autodiscipline que les autres. Et donc, qu’ils estiment que ma performance globale est moins bonne que celle d’une personne “normale”. Y a-t-il des études qui attesteraient de cette discrimination? Au moins, ça me rassurerait de savoir que je ne suis pas paranoïaque…» – Coralie
R. — Chère Coralie, pour commencer, sachez que vous n’êtes pas seule à être ronde. Loin de là. Selon Statistique Canada, 36,3% des adultes canadiens ont un embonpoint (leur Indice de masse corporelle, une mesure du poids par rapport à la taille, est entre 25 et 29,9) et 26,8% sont obèses (leur IMC est égal ou supérieur à 30). Autrement dit, près de 2 travailleurs sur 3 sont aujourd’hui en surpoids.
Maintenant, cela nuit-il vraiment d’être en surpoids au travail? Eh bien, je dois vous avouer, Coralie, que je n’imaginais pas combien cela était vrai avant de mettre la main sur différentes études sur le sujet…
Une étude menée en 2016 dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a mis au jour le fait que les personnes obèses gagnaient systématiquement moins que les autres, à tâches et postes équivalents. L’écart salarial est d’en moyenne 10%, mais dans certains pays cela peut aller jusqu’à 18%.
Une autre étude, signée par Puhl et Heuer, montre que la pénalité salariale est plus forte pour les femmes obèses que pour les hommes obèses. Celles-ci touchent en général de 2,3 à 6,1% moins que les autres femmes; et ceux-ci, de 0,7 à 3,4% moins.
De son côté, l’économiste John Cawley estime que les femmes en surpoids et obèses gagnent, en général, respectivement 4,5 et 11,9% moins que les femmes de poids normal.
Bref, les pourcentages peuvent un peu varier, mais la conclusion est toujours la même: les femmes rondes sont nettement moins bien payées que les autres travailleurs. Oui, le surpoids se traduit par une pénalité salariale.
À cela s’ajoute le fait que la discrimination ne s’applique pas qu’à la rémunération. Des études mettent en évidence le fait qu’elle s’exprime également lors du recrutement.
Par exemple, une étude pilotée par Swami indique que les participants à un entretien d’embauche les plus susceptibles d’être recrutés sont ceux qui ont un IMC de 19,26, et que ceux qui ont un IMC supérieur voient leurs chances diminuer à la vitesse grand V. La conclusion est sans appel: «La stigmatisation la plus forte concerne les personnes obèses», est-il noté dans l’étude.
Une autre étude, signée par Caliendo et Lee, révèle que la discrimination à l’embauche fondée sur l’obésité est plus répandue chez les femmes que chez les hommes. Ainsi, les femmes obèses doivent effectuer plus de demandes d’emploi que leurs homologues masculins avant d’être recrutées, ou encore présenter sur leur CV davantage de programmes de formation que les autres pour être considérées comme aussi compétentes qu’eux.
La prévalence de la discrimination à l’encontre des personnes rondes est aujourd’hui telle que les chercheurs Puhl et Heuer la jugent comparable, aux États-Unis, à celle de la discrimination raciale. «En particulier concernant les femmes», soulignent-ils.
Stupéfiant, n’est-ce pas? De nos jours, le rejet des personnes rondes est aussi fort que celui auquel sont confrontées les personnes d’origine ethnique distincte de la majorité de la population! Et la situation est pire si l’on est une femme!
Comment expliquer un tel phénomène? Tout bonnement par les préjugés, conscients ou inconscients, que nombre d’employeurs ont à l’égard des travailleurs en surpoids. Les études abondent en ce sens, et je vais me contenter d’une seule, qui portait justement sur la façon dont la plupart des gestionnaires perçoivent les personnes en surpoids. Interrogés de manière serrée à ce sujet, ils finissent par reconnaître qu’ils les jugent, fort souvent, «paresseux», «démotivés», «moins autodisciplinés», «moins compétents», «moins soigneux», ou encore «non conformes». Rien de moins.
On l’imagine bien, corriger le tir n’est pas chose aisée, mais ce n’est toutefois pas «Mission: Impossible», selon Virgie Tovar, une activiste américaine spécialisée dans la discrimination à l’égard des personnes en surpoids. Elle estime que trois façons de lutter contre la grossophobie au travail peuvent porter fruit:
— Les leaders doivent commencer par prendre conscience de leur propre travers. Il leur faut faire l’effort d’arrêter de croire, à tort, qu’un corps svelte est révélateur de professionnalisme et d’une éthique de travail supérieure. D’où l’intérêt, par exemple, de leur faire lire cette chronique.
— Une fois ce pas franchi, les leaders se doivent de faire preuve de vigilance concernant tout ce qui pourrait nuire au quotidien des travailleurs en surpoids: mettre fin à toute discussion discriminante, notamment aux piques lancées «à la rigolade» lors des lunchs pris à plusieurs; inviter l’équipe du marketing et des communications à incorporer des images de personnes en surpoids sur le site Web et dans la documentation de l’entreprise; etc.
— Au moment du recrutement, les leaders doivent se forcer à ne pas juger a priori la personne qui est en face d’eux parce qu’elle est un peu enveloppée. Tout comme ils ont pris l’habitude de le faire lorsqu’ils découvrent que la personne reçue en entretien a la peau noire ou jaune.
Bien entendu, ces seules trois mesures ne suffiront pas à régler le problème. Mais bon, elles peuvent permettre de faire un vrai pas en avant, de progresser dans la lutte contre la grossophobie.
Voilà, Coralie. Vous n’êtes pas paranoïaque. Nos leaders ont bel et bien un problème avec les travailleurs en surpoids. J’espère que cette simple chronique permettra à plusieurs d’entre eux de le réaliser et de chercher à corriger le tir, en redoublant d’empathie et de bienveillance.
En passant, le penseur chinois Mencius a dit dans «Le Livre des livres»: «La bienveillance est sur le chemin du devoir».