Une surveillance qui horripile surtout les milléniaux. (Photo: Matthew Henry pour Unsplash)
BLOGUE. COVID-19 oblige, le télétravail s’est généralisé à l’échelle du Canada. De récents sondages indiquent que les télétravailleurs travaillent ainsi plus fort que jamais (en moyenne une heure de plus par jour par rapport à avant la pandémie!) et ces mêmes télétravailleurs affirment qu’ils ont, de surcroît, gagné en productivité. Mais voilà, tout cela est-il bien vrai?
De fait, un employeur peut légitimement s’interroger quant à la performance réelle de ses employés qui, du jour au lendemain, se sont retrouvés en télétravail – pour certains, pour la première fois de leur carrière -, et à plus forte raison pour ceux qui ont été contraints d’effectuer, en parallèle, l’école à la maison. Soyons honnêtes, cette interrogation est bel et bien légitime…
Alors, comment savoir? Eh bien, c’est fort simple, en recourant à la technologie. De nos jours, il n’y a rien de plus aisé que de savoir ce que fait un télétravailleur de ses journées, sans même qu’il se rendre compte qu’il est espionné. Quelques exemples concrets:
– Un logiciel permet d’utiliser la webcam de l’ordinateur de l’employé à son insu, en prenant des photos à intervalles aléatoires;
– Un autre logiciel permet d’enregistrer les mouvements de la souris;
– Ou encore, une intelligence artificielle (IA) peut analyser les mots clés des courriels rédigés par un employé, et évaluer son état d’esprit avec une troublante acuité.
Étienne Charbonneau est professeur de management à l’École nationale d’administration publique (ÉNAP). Avec Carey Doberstein, professeur de sciences politiques à l’Université de la Colombie-Britannique, il a signé une étude intitulée «An empirical assessment of the intrusiveness and reasonableness of emerging work surveillance technologies of public sector». L’objectif des deux chercheurs? Analyser l’attitude des employés envers la surveillance du télétravail, et donc, évaluer son degré d’acceptation dans la société d’aujourd’hui, en particulier dans le secteur public.
Pour ce faire, MM. Charbonneau et Doberstein ont interrogé un échantillon représentatif de quelque 3.000 Canadiens, en ligne et par téléphone, en plus d’un échantillon distinct de 346 employés oeuvrant au sein de gouvernements fédéral et provinciaux. Les participants ont été invités à évaluer la pertinence de 12 technologies de surveillance du télétravail, en ayant à l’esprit un travailleur social ou un percepteur d’impôts comme cible de l’opération menée par son employeur.
Résultats? Voici les principaux faits saillants qui ressortent de l’étude:
> Les technologies les plus répréhensibles aux yeux des Canadiens sont:
– L’utilisation de la webcam pour enregistrer la durée des pauses et les mouvements physiques dans la pièce où se trouve l’ordinateur.
– La prise de photos aléatoires à partir de la webcam de l’ordinateur.
– L’utilisation du micro de l’ordinateur pour enregistrer les propos de l’employé et pour les faire ensuite analyser par une IA; ou encore, pour évaluer le temps passé à jaser avec des collègues.
> Les technologies les moins répréhensibles aux yeux des Canadiens sont:
– Les applications visant à améliorer le bien-être des employés, même si celles-ci recourent à la surveillance de l’activité physique ou du lavage de mains;
– Les rapports sur l’utilisation d’Internet effectuée par l’employé (ex.: sites Web visités, temps passé sur ceux-ci, etc.).
> Les milléniaux sont les plus réfractaires. Les 18-30 ans sont les moins réceptifs quant à l’utilisation des technologies de surveillance du télétravail. Leur aversion est telle que les deux chercheurs estiment que «nombre de jeunes employés seraient même prêts à contester en cour de telles atteintes à leur vie privée», notent-ils dans leur étude.
«Certaines de ces technologies de surveillance sont d’ores et déjà utilisées par des employeurs au Canada, indiquent-ils, en marge de leur étude. D’autres pourraient bientôt l’être. Si l’on regarde ce qui se passe dans d’autres pays, tout porte à croire que cette pratique est appelée à se généraliser chez nous.»
Et d’ajouter : «Un logiciel qui gagne en popularité dans le secteur privé, ces temps ci, c’est un logiciel qui permet de faire des visioconférences et qui continue de fonctionner après que tout le monde y ait participé : les webcams des employés se mettent alors à prendre des photos toutes les minutes et les affichent en temps réel sur un mur numérique auquel ont accès les seuls gestionnaires. Comme ça, ces derniers peuvent voir ce que font réellement les employés chez eux durant les heures qui suivent la réunion».
Aux yeux de MM. Charbonneau et Doberstein, les résultats de leur étude mettent au jour trois enjeux sociétaux fondamentaux:
1. Résistance
«Nous pouvons nous attendre à une large résistance des fonctionnaires à bon nombre des nouvelles technologies de surveillance, notent-ils. Les Canadiens sont de leur côté et n’appuient pas la surveillance invasive du travail des fonctionnaires.»
Et ils enfoncent le clou : «Si les employeurs poursuivent en ce sens sans tenir compte des opinions des personnes ciblées, la satisfaction des employés et le climat de travail sont clairement menacés», ajoutent-ils.
2. Rébellion
«Les jeunes Canadiens se méfient davantage de certaines de ces technologies que leurs homologues plus âgés. Comme la fonction publique du Canada est déjà préoccupée par le renouvellement de ses troupes et en particulier par l’attrait de la nouvelle génération, ce serait une erreur que de sous-estimer leur aversion envers de telles pratiques», affirment-ils.
3. Retour au raisonnable
«Les seules technologies de surveillance susceptibles d’être tolérées concernent l’utilisation de l’ordinateur et d’Internet. Les employés peuvent accepter qu’une réduction de l’évitement soit effectuée, mais aucunement qu’un contrôle de leurs faits et gestes soit instauré», résument-ils.
Ainsi, un compromis semble envisageable. «Comprendre les angoisses de surveillance parmi les employés ciblés sera essentiel pour trouver un équilibre entre les droits à la vie privée des employés et le désir des employeurs de gérer les employés dans des environnements distants ou numériques, considèrent MM Charbonneau et Doberstein. Les employeurs devront faire très attention à la surveillance du travail à mesure que la capacité technologique progressera et permettra qu’elle soit menée de manière constante et radicale.»
«La capacité de le faire – à un coût relativement bas – ne signifie pas que les employeurs doivent le faire, ni que c’est le meilleur moyen de booster la performance des employés, précisent-ils. C’est que, certes, le monde du travail est en train de changer radicalement, mais ce n’est pas une raison pour que les employeurs se mettent à se comporter de manière irresponsable.» CQFD.
En passant, l’écrivain américain Mark Twain disait, pince-sans-rire : «Mettez tous vos oeufs dans le même panier, et surveillez le panier».
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