L'IA «robotise» les travailleurs, entre autres. (Photo: Maximalfocus pour Unsplash)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. – «On nous dit que l’intelligence artificielle, c’est l’avenir. Certains disent que ça va faciliter notre quotidien au travail. D’autres, que ça va nous faire perdre nos jobs. Mais qu’en est-il vraiment pour ceux qui, aujourd’hui, travaillent avec une IA?» – Arthur
R. – Cher Arthur, votre interrogation est d’autant plus pertinente que les études sont, curieusement, assez rares à ce sujet. Par chance, il y en a une qui vient tout juste d’être publiée, et elle mérite toute notre attention pour deux raisons principales. D’une part, parce qu’elle s’appuie sur les faits saillants des quelques travaux ayant trait à l’impact réel de l’intelligence artificielle (IA) sur les travailleurs. D’autre part, parce qu’elle repose sur de nombreuses entrevues menées auprès d’employés qui travaillent quotidiennement avec une IA, pour l’essentiel des travailleurs œuvrant en Inde, en Afrique et aux États-Unis, dans différents secteurs d’activités (manutention en entrepôt, travail à la chaîne en usine, répondant en centre d’appels, etc.).
Je tiens à souligner que cette étude est signée par Stephanie Bell, scientifique de Partnership on AI, un organisme américain à but non lucratif dédié à l’utilisation responsable de l’IA. Autrement dit, elle provient d’une organisation qui a un a priori positif envers l’IA, dont la mission est de favoriser son implantation et sa généralisation au sein de notre société de telle sorte que cela apporte un «plus» pour chacun de nous.
Or, il n’en ressort rien de bon pour l’IA. C’est bien simple, les travailleurs concernés vivent un pur cauchemar, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Explications.
> L’IA est une source de stress, et peut même nuire à la sécurité
L’IA enregistre et analyse en temps réel le travail effectué par le travailleur. Ce faisant, elle agit comme un boss qui serait sans cesse sur le dos de l’employé, et qui lui ferait des commentaires continuels.
Ainsi, une manutentionnaire d’entrepôt américaine raconte qu’elle est constamment surveillée, étudiée et, le cas échéant, critiquée par l’IA. Celle-ci lui envoie un signal lorsque le temps pris entre deux tâches est plus long qu’à l’habitude. Idem pour le temps pris à avaler une gorgée d’eau lorsqu’elle se désaltère, ou encore à aller à la salle de bains. L’IA ne la lâche pas une seconde, toujours prompte à signaler une baisse du rythme du travail. À la clé, un stress continuel, d’autant plus que plane la menace d’un licienciement si jamais le retard sur le rythme «normal» devenait récurrent.
Oui, vous avez bien lu: on peut finir par perdre sa job parce qu’on ne parvient pas à tenir le rythme exigé par l’IA. L’étude le dit clairement: «Le licenciement est une conséquence courante pour les travailleurs qui prennent du retard sur les objectifs surveillés par l’IA, qu’ils aient ou non des raisons compréhensibles pour un rythme plus lent (par exemple, des problèmes de santé qui pourraient nécessiter des pauses plus fréquentes)».
Résultat? La pression pousse cette employée – elle et plusieurs de ses collègues – à prendre des raccourcis pour accélérer leur travail. Elle sacrifie des mouvements ou des techniques de levage sûrs et appropriés au profit de la vitesse. Pour éviter le licenciement, elle a dû faire le choix de nuire à sa sécurité physique.
Bon. Vous me direz qu’il y a aujourd’hui des robots et des IA qui, justement, permettent d’éviter aux travailleurs d’avoir à faire des gestes périlleux pour leur santé. Mais l’étude est, là aussi, claire sur ce point précis: «Les décisions des employeurs d’utiliser les technologies de l’IA pour améliorer la productivité peuvent entraîner, en vérité, des accidents plus nombreux et plus graves pour les travailleurs».
> L’IA «robotise» le travailleur
L’IA est plus douée que l’être humain pour relever les défis intellectuels: par exemple, elle calcule à la vitesse de la lumière, ce qui est loin d’être notre cas. En conséquence, elle a tendance à prendre en main les tâches intellectuelles et à laisser les tâches mécaniques au travailleur. Ce dernier se retrouve dès lors dans la situation paradoxale de ne plus avoir à faire fonctionner son cerveau. Oui, l’IA devient le cerveau, et le travailleur, le robot!
En entrepôt, les travailleurs à qui on a associé une IA ont rapidement de moins en moins de tâches variées à exécuter. À tel point qu’ils ne leur en reste assez vite plus qu’une poignée, toujours les mêmes, les plus répétitives sur le plan physique.
En centre d’appels, les travailleurs n’ont plus à chercher l’origine du problème rencontré par le client qui appelle, ni même de solution à celui-ci. Car l’IA s’en charge. Leur utilité? Elle se limite alors à juste donner un aspect humain à la discussion avec le client.
On le voit bien, le travail est globalement plus facile pour le travailleur grâce à l’IA. Mais il devient surtout plus répétitif et abrutissant. Il peut même carrément perdre tout son sens, tant il devient parcellaire.
> L’IA réduit les possibilités d’autonomie, de jugement, d’empathie et de créativité des travailleurs
Un paragraphe de l’étude de Stephanie Bell me semble si lumineux que je me permets de le citer en entier:
«Une ligne de pensée optimiste sur les effets transformationnels de l’IA sur les emplois suggère que l’IA aidera l’humanité à entreprendre un travail plus créatif, empathique ou intellectuellement avancé – un objectif admirable de créer des emplois avec des tâches plus «humaines» que le travail reproductible et mathématiquement définissable d’algorithmes et robots. Cependant, comme le rapportent nombre de travailleurs collaborant étroitement avec AI, la réalité actuelle sur le terrain indique que les emplois évoluent dans la direction opposée.»
Prenons les annotateurs de données assistés d’une IA, laquelle prend en charge une partie du travail d’annotation qui était auparavant effectué manuellement. Leurs responsabilités s’éloignent d’un rôle créatif, que certains d’entre eux aiment à décrire, dans le cadre de l’étude, comme «un métier ou même un art» (par exemple, le fait de dessiner soigneusement les contours d’objets pertinents leur procure la satisfaction liée à un travail minutieux bien exécuté). Mais là, à cause de l’IA, ils ne passent plus de temps à «créer», ils doivent se contenter de «nettoyer» ou d’«améliorer» le travail de l’IA, quand celui-ci est perfectible.
En centre d’appels, l’IA veille à ce que les travailleurs ne se montrent «pas trop empathiques» envers les clients, de peur que ces derniers n’en profitent pour formuler, par exemple, une demande de remboursement ou de dédommagement. Comment s’y prend-elle? En évaluant la charge émotionnelle du travailleur, à l’aide d’une mesure constante «du volume, de la vitesse et du choix des mots de l’agent».
En entrepôt, les travailleurs perdent en autonomie. Là où ils évoluaient dans un espace de travail grand comme sept pâtés de maisons à New York, avec la responsabilité de tâches nombreuses et variées, l’avènement de l’IA dans leur travail a considérablement réduit le nombre de leurs tâches, et par suite, leur rayon d’action: certains travailleurs se plaignent d’être à présent cantonnés dans un minuscule espace de 10 pieds par 10 pieds.
Voilà, Arthur. Pour l’heure, l’IA n’améliore pas le quotidien des travailleurs. Loin de là. Elle représente même plus une nuisance qu’autre chose.
En passant, l’écrivain français Georges Bernanos a dit dans «La France contre les robots»: «Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté».