Ainsi, 96% des cadres disent s’attendre à ce que le recours à l’IA «augmente les niveaux de productivité globale» de leur entreprise. Et cela se traduit, en toute logique, par des attentes supplémentaires envers les employés. (Photo: 123RF)
MAUDITE JOB! est une rubrique où Olivier Schmouker répond à vos interrogations les plus croustillantes [et les plus pertinentes] sur le monde de l’entreprise moderne… et, bien sûr, de ses travers. Un rendez-vous à lire les mardis et les jeudis. Vous avez envie de participer? Envoyez-nous votre question à mauditejob@groupecontex.ca
Q. — «Notre boss veut qu’on utilise GPT-4 tous les jours. Pour mieux rédiger nos courriels, mieux préparer nos réunions, mieux trouver des idées neuves. Mais moi, je trouve que ça me ralentit, que c’est lourd d’utilisation, que ça ne donne même pas de bons résultats. Comment expliquer à mon boss que ça ne me fait pas gagner en productivité?» – Jérémy
R. — Cher Jérémy, l’intelligence artificielle (IA), et en particulier l’IA générative (GPT, Gemini, Character.ai, Liner, QuillBot, etc.), a une emprise de plus en plus grande sur notre quotidien au travail. Selon une étude de Statistique Canada menée au premier trimestre de 2024, une entreprise canadienne sur sept se sert déjà de l’IA générative sur une base régulière; dans le secteur de l’information et de la culture, la proportion grimpe à une entreprise sur quatre.
Pourquoi un tel engouement? L’étude de Statistique Canada montre que la haute-direction des entreprises ayant pris le virage de l’IA générative espère ainsi atteindre différents buts, tous ayant, au fond, un lien avec la productivité:
– Produire du contenu plus rapidement (68,5%);
– Automatiser certaines tâches (46,1%);
– Améliorer l’expérience client (37,5%);
– Faire des économies (35,1%);
– Licencier les employés les moins productifs (12,8%).
Une autre étude, menée en juillet dernier par Upwork, une plateforme de recrutement de pigistes, auprès de 2500 cadres dirigeants d’entreprises qui sont établies aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et en Australie qui se servent de l’IA, abonde dans le même sens. Ainsi, 96% des cadres disent s’attendre à ce que le recours à l’IA «augmente les niveaux de productivité globale» de leur entreprise. Et cela se traduit, en toute logique, par des attentes supplémentaires envers les employés:
– Les employés doivent désormais enregistrer des gains supérieurs en productivité, individuellement et collectivement (37%);
– Ils doivent élargir leurs compétences (35%);
– Ils doivent assumer davantage de responsabilités (30%);
– Ils doivent se montrer plus efficaces dans leur quotidien au travail (26%);
– Ils doivent travailler davantage d’heures (20%).
Le hic, c’est que les cadres rêvent en couleurs! L’étude d’Upwork montre en effet qu’ils sont complètement déconnectés de la réalité. Car les employés en question croulent littéralement sous la pression.
– Les employés qui doivent utiliser l’IA sur une base régulière disent ne pas avoir la moindre idée de la manière d’obtenir les gains de productivité attendus par leurs employeurs (47%);
– Ils disent, comme vous, Jérémy, que l’IA diminue leur productivité et augmente leur charge de travail (77%);
Par exemple, les personnes interrogées déplorent qu’elles passent beaucoup de temps à relire ou à corriger le contenu généré par l’IA (39%), qu’elles consacrent beaucoup de temps à apprendre à utiliser ces outils (23%) et qu’on leur demande de travailler plus fort qu’auparavant (21%).
– Enfin, les employés disent que leur entreprise leur en demande trop en matière d’IA (42%).
Résultat? Tenez-vous bien, l’étude d’Upwork met au jour le fait ahurissant, alors que 65% des employés estimaient que l’IA les aiderait dans leur travail avant qu’ils ne s’en servent vraiment, qu’ils sont 71% à dire qu’ils se sentent «fatigués, voire épuisés, au travail» depuis qu’ils doivent se servir de l’IA et 65% à indiquer qu’ils ont «du mal à répondre aux exigences croissantes» de leur employeur.
Bref, c’est un échec lamentable. Ni plus ni moins.
Débrouillez-vous!
L’explication réside en grande partie dans la déconnexion des cadres dirigeants par rapport à la réalité sur le terrain en mâture d’implantation de l’IA dans le quotidien des employés. De fait, 37% des cadres affirment que leur personnel est «hautement qualifié» et «à l’aise avec l’IA», mais la vérité, c’est que seulement 17% des employés disent se sentir compétents technologiquement et à l’aise avec l’IA. Pis, sous le couvert de l’anonymat, 38% des employés avouent être «complètement dépassés par le fait de devoir utiliser l’IA au travail»!
Une autre donnée est révélatrice. Seulement le quart des cadres dirigeants (26%) ont mis en place un programme de formation auprès du personnel avant l’implantation de l’IA au sein de leur entreprise. Et seulement 13% disent avoir concocté une stratégie de mise en œuvre de l’IA. Autrement dit, la grande majorité d’entre eux se sont contentés de télécharger une IA et de dire aux employés de se débrouiller avec comme ils le pouvaient! Hallucinant… Comment, de nos jours, peut-on faire preuve d’une telle irresponsabilité, pour ne pas dire d’une telle incompétence?
En guise de conséquence, l’étude d’Upwork dévoile que, s’ils en avaient la possibilité, un employé qui doit utiliser l’IA au travail sur trois changerait immédiatement d’employeur. Oui, vous avez bien lu: un sur trois.
Comme si ça ne suffisait pas, une étude du cabinet-conseil en technologie Gartner dévoilée en juillet dernier a révélé le fait que, «d’ici 2025, au moins 30% des opérations d’adoption de l’IA générative vont être abandonnées» par les entreprises. Et ce, à l’échelle de la planète. Car ces opérations ne vont pas parvenir à franchir l’étape préliminaire de toute adoption d’une nouvelle technologie, à savoir l’étape qui permet de voir que ça fonctionne, que ça donne des résultats intéressants et que davantage de travail dessus devrait permettre de donner des résultats encore meilleurs à l’avenir. En vrac, les reproches faits par les entreprises qui sont en train de faire l’expérience de l’IA générative, selon Gartner: «absence de résultats probants», «escalades des coûts», «pas de gain significatif en productivité», «aucun signe d’un gain commercial», etc.
«Après le battage médiatique de 2023, les dirigeants d’entreprise se sont rués sur l’IA générative et sont devenus impatients de voir les retours sur investissement, dit Rita Sallam, analyste de Gartner. Mais ceux-ci ne se sont toujours pas produits, et ne semblent pas près de l’être. Dans de nombreux cas, l’IA générative est maintenant devenue un véritable fardeau financier.»
Voilà pourquoi, dépitée, une entreprise sur trois s’apprête à abandonner l’IA générative après l’avoir testée. Quel désaveu!
La conclusion saute aux yeux, Jérémy. L’IA ne rend pas plus productif. Pis, elle détruit carrément la productivité.
Je vous invite donc à faire lire cette chronique à votre boss. Car il est peut-être encore temps pour lui, et pour votre entreprise, d’arrêter les frais, à tout le moins de réfléchir à la pertinence, ou pas, de miser autant sur l’IA.
Et dire qu’il y en a encore pour croire encore que l’IA est la promesse d’un avenir radieux…